Chargez ! [Alex, Lyssia & Izei]

La Saison du Glaive était propice à la méditation. Si les Prieurs s’y adonnaient régulièrement, en début d’année, toute la population y était vivement invitée. S’arrêter quelques instants pour se construire une vie intérieure, prier, se focaliser sur soi-même et réfléchir au Bien de la Ville ne pouvait faire du mal à personne. Les prédicateurs en rouge se faisaient traditionnellement plus véhéments.

Différentes voix s’étaient également élevées contre le Culte de la Machine. Même si un bon nombre de ses préceptes allaient dans le sens du Prieuré et des Industries excelsiennes, les plus conservateurs des officiers étaient tout de même frileux à l’idée qu’une autre organisation religieuse puisse subsister en Ville et échapper à tout contrôle. Les rumeurs et rapports faisant état de progrès scientifiques clandestins étaient également parvenus aux oreilles étonnamment fines de la Princesse Rectrice qui s’était empressée d’assurer le Premier Prieur de son soutien.

Si des chefs d’équipe voulaient prêcher un peu à leurs gars pour les encourager à faire des efforts, c’était leur droit. Mais lorsque des cellules plus organisées et mieux financées se formaient, les prieurs devaient intervenir. Au moins donner un petit coup de pied dans tout ça pour voir ce qui en sortirait.

Le sous-sol d’un entrepôt isolé avait été identifié par les agents de terrain, grâce à de vertueux (et bavards) citoyens… La mission combinerait à la fois l’infiltration, l’assaut et une évaluation des dangers idéologiques du Culte. Ainsi, le Premier Prieur avait décidé de se remémorer le bon vieux temps et de mener l’opération personnellement. Lyssia Oskario en agent infiltré à l’intérieur, parmi les ouvriers. Izei Ingenoc en soutien magique. Dix prieurs lourdement armés aux côtés d’Otton pour donner le ton et enfoncer des portes si nécessaires. Hanae avait même dépêché un ingénieur de confiance pour s’assurer qu’aucun accident fâcheux n’arrive… Et pour “évaluer le niveau de la menace” de son point de vue. Quelle attention.

- Tout le monde est prêt ? On y va tous à mon signal. Les prieurs hochèrent la tête. Ils étaient prêt à débarquer par deux portes en même temps. Izei entrerait sans doute par l’étage, en se téléportant par l’une des fenêtres. L’objectif est de faire des prisonniers. Mais n’hésitez pas, si vous êtes en danger. Et n’oubliez pas que soeur Lyssia est à l’intérieur, elle se joindra à nous lorsque ça commencera.

Il valait mieux éviter qu’on arrête ou blesse Lyssia dans l’enthousiasme général...

Je ne connais pas grand chose du Culte de la Machine, juste ce que le nom sous-entend. C'est des barjots idolâtres qui ont des fétichismes bizarres sur la technologie. Je ne veux pas savoir ce qu'ils trouvent à l'électricité, aux grilles pain et aux trucs comme ça. Hélas, on va devoir rentrer dans leur repère, du coup je vais être au courant. J'espère juste ne rien interrompre de gênant.

Je suis sur le toit en face de l'entrepôt suspect, caché derrière une cheminée d'usine. Je n'aime pas cet endroit, il est isolé avec de la place tout autour, bien dégagé. Si ils ont des tireurs embusqués, ils ont largement le champ de vision pour canarder le gros des troupes avant qu'elles atteignent les portes. C'est pour régler ce genre de problèmes que je suis là.

Je suis aussi lourdement armé que les autres. Sans déconner, y en a au moins pour dix kilos de bordel. Je me suis un peu chargé chimiquement aussi. Je sais plus comment le médecin a dit que ça s'appelait. Des stéroïdes ou des amphétamines, je sais plus. Un truc qui met en forme et un peu plus disposé à arracher les oreilles d'autrui avec les dents quoi. Puis ça empêche d'avoir peur. Je sais que Mère Nature m'a pas gâté de ce coté là, mais sur ce coup je risque de me prendre une balle dans le ventre ou un truc comme ça. Sans être un grand sensible, y en a que ça ferait flancher. Je sais que je peux annuler les blessures quasi-instantanément si on me laisse faire, mais c'est pas pour ça que l'expérience est agréable. Donc, en l'état actuel des choses, je suis un paranoïaque plus minutieux et plus calme. Pile ce qu'il me fallait.

J'examine le toit de l'entrepôt aux jumelles. Rien. C'est un vaste espace plat et plein de vide. Pas de cheminée. Parfait. Je passe aux fenêtres, pour savoir par où je vais rentrer. En face de moi, au dessus de la porte d'entrée, il y en a une d'ouverte. Comme c'est bizarre. Je vois le visage de quelqu'un, et un long objet brillant posé sur l'appui de la fenêtre. Un fusil. Bon, c'est long à recharger, mais si les gens en bas ont besoin de forcer la porte de l'entrepôt... il aura le temps de faire quelques coups heureux, ce connard. Tous les criminels n'ont pas de flingue, parce que c'est difficile de s'en procurer. Quand ça arrive c'est vraiment qu'il y a un groupe organisé à l'intérieur. Ça craint.

Je me téléporte auprès de mes collègues, encore cachés dans une rue adjacente. Je m'adresse au Premier Prieur, que je n'appelle pas par son titre parce qu'on est sur le terrain. Ça serait vraiment con qu'il se fasse descendre parce qu'un méchant aura entendu « hey chef suprême je fais quoi chef ». D'habitude il vient pas tellement avec nous, mais le dossier est tellement sensible. Une secte religieuse qui fait peur, de potentielles avancées technologiques inconnues...

- J'ai vu un tireur à la fenêtre au dessus de l'entrée. Il y en a peut être d'autres sur l'arrière du bâtiment ou à l'intérieur.

J'ai déjà une opinion sur ce qu'on devrait faire mais c'est l'armée ici. Y a un chef. La seule réaction adéquate quand on discute avec un chef c'est de lui exposer les faits puis de le fixer avec des yeux humides de servilité.

Heureusement, le plan du chef correspond à peu prêt au mien : on fonce tous dans le tas à son signal. Moi je m'occuperais du tireur en me téléportant à l'étage. J'aime pas trop l'idée de devoir faire des prisonniers. L'ingénieur consultant sur l'affaire nous a déjà fait un petit sermon pour nous dire de ne pas abîmer les technologies et de ne toucher à rien. C'était un petit bonhomme très agaçant, beaucoup trop excité. Un peu condescendant aussi – et il me faut un très haut niveau de condescendance pour que je le relève, vu que j'ai pas d'amour-propre.

Le Premier Prieur rappelle aussi que Lyssia se trouve à l'intérieur. J'avais pas oublié. J'espère que ça s'est bien passé pour elle, sa mission d'infiltration. Elle est pas... au top de sa forme en ce moment. Je préfère pas trop y penser, j'ai deux trois morceaux de culpabilité sur ce coup là.

Je me téléporte à nouveau sur le toit. J'attends le signal en surveillant le tireur d'en face. J'attends. J'attends. Ah, c'est bon !

Je me téléporte droit dans la truffe du tireur d'en face, avec un rebond dans le vide parce que c'était un peu loin. Je le précise parce que c'est pas tout le monde qui peut se re-téléporter dans la bonne direction alors qu'il est à cinq mètres du sol en train de chuter vers des vilaines fractures.

Enfin la meilleure façon de neutraliser un tireur quand on a pas un fusil sniper à lunette, c'est de lui sauter dessus et de l'égorger avec un couteau de combat. Celui là ne sera pas prisonnier. Je me relève ensuite en mettant en joue mon arme, prêt à tuer tout le monde.

Je suis dans une petite pièce vide. Du toit d'en face je ne voyais qu'un bout de bureau. Maintenant que j'ai une vision globale j'ai failli mourir de surprise : il y a des morceaux de cadavre partout. Sans aucune goutte de sang – mis à part celui que je viens de foutre partout.

Attends, non, c'est pas des morceaux de cadavres. Y a pas des espèces de tiges métalliques et du fluide blanc dans les cadavres. C'est des morceaux de mannequin très très réalistes. Des bras des jambes des têtes des troncs. Certains ont même des organes génitaux plus vrais que nature. Y a aussi des morceaux de ferrailles humanoïdes un peu partout dans la pièce, ils ont l'air plus... méchants. Du métal noir, des griffes, des gros tuyaux, des vérins un peu partout. Y a des étagères mais aussi des tas au sol.
C'est vraiment une pièce horrible.

C'était l'une de ces nuits ou L'As accompagnait le Grand Machiniste pour superviser l'avancée des travaux. Pas forcément le plus palpitant, mais pour les Cultistes, c'était important de voir leur leader escorté, ça faisait plus professionnel. Il avait été absent un moment en plus. Alexander revenait de son voyage du côté d'Atlas. Officiellement, le cadet des Shah était en vacances entre Trius et Atlas. Officieusement, il avait surtout rencontré quelques hauts dignitaires du Culte de la Machine local. Récupéré quelques pistes pour l'avancée des projets d'Incus. Et puis il s'était entraîné. Il était plus fort, plus rapide, plus technique, plus tout. Surtout, les différentes blessures qu'il avait contracté avant son voyage n'étaient désormais plus que des mauvais souvenirs.

Donc, le mercenaire suit calmement Castellum, trois pas derrière lui, comme un bon garde du corps bien discipliné. Pas de fioritures sur la tenue : tout en noir, même le masque, parfaitement moulé sur son visage. Il se déplace de manière féline, souple, entre les différents points de construction. Il observe, juste histoire de discerner quoi que ce soit d'inhabituel. Mais il n'a aucune inquiétude, ce soir sera une nuit calme comme toutes les autres.

Le masque:

L'entrepôt utilisé par le Culte est isolé du reste. Il n'y a rien autour, le bâtiment forme comme un ilot dans le district Manufacturier. De ce qu'il en sait, c'est une des constructions récentes effectuées dans le coin, et aucune entreprise n'y a encore pris ses quartiers. Du coup, tant qu'il n'y a personne et que personne ne vient les emmerder, la Machine peut se développer ici. Ils bougent assez souvent, d'un entrepôt à l'autre, de toutes façons. Toujours avec le même système : on installe tout au sous-sol, mais on stocke les prototypes ailleurs dans le bâtiment, avec un tireur stationné en permanence pas trop loin. Ce sont les bien les plus précieux du Machiniste, alors il faut faire gaffe avec. Pour monter la garde, la Machine demande au moins trois hommes armés de plus. Ils restent à l'étage. Deux en hauteur, un devant la porte qui mène au sous-sol. Ils sont censés donner l'alerte en cas de besoin.

Le sous-sol compte toujours au moins deux issues : la sortie principale, celle gardée de l'extérieur, et un passage secret, un tunnel, qui débouche une ou deux rues plus loin. Officiellement, les sous-sols doivent sans doute servir à entreposer les stocks, et souvent, ce qu'on produit dans les usines passe pas trop les portes simples. Alors faut bien créer une sortie de service. Problèmes ou non, c'est par là qu'Incus arrive et repart, toujours flanqué de L'As. Même quand le Machiniste n'est pas là, un service de sécurité supervise les fidèles venus travailler. Une demi-douzaine, eux n'ont pas d'armes à feu, généralement des matraques ou autres armes contondantes.

Pas besoin de s'en servir, c'est juste pour faire régner l'ordre. Les fidèles sont très disciplinés, et suivent aveuglément les directives d'Incus. L'excitation monte doucement, tout le monde sens que l'avènement du premier automate fonctionnel approche. Tout le monde veut redoubler d'effort, fabriquer parfaitement la plus petite des pièces. L'émulation est très positive, surtout pendant les visites du Grand Machiniste.

Ce serait vraiment dommage de subir un coup d'arrêt si près du but...

Les prieurs sont dans leur élément. Le Fort a élevé les combats en milieu urbain au rang d’art et de science. Même si certains imprévus subsistaient, les soldats en rouge étaient les mieux placés pour mener un assaut. Sur ordre d’Otton, Izei se téléporta à l’intérieur pour qu’ils ne puissent pas être pris par surprise depuis les fenêtres. S’il y avait des passerelles en hauteur, à l’intérieur, le vicaire allait certainement les sécuriser. On pouvait probablement compter sur Lyssia, cachée parmi les ouvriers. Pour ce qui était du niveau de la rue, la porte céda sous deux coups du bélier portable. Deux des prieurs d’assaut se téléportèrent à l’intérieur pour permettre aux autres d’entrer

- Tout le monde à terre ! Par décret princier, vous êtes tous en état d’arrestation jusqu’à la fin de l’enquête !

Le cri du Premier Prieur se perdit dans le fracas de métal. L’usine ne tournait peut-être pas à plein régime, mais plusieurs ateliers étaient actifs et les individus armés ne comptaient pas obtempérer. Si de bons travailleurs excelsiens étaient prêts à s’opposer au Prieuré, c’était que l’intervention était nécessaire. Otton avait hésité à dire “décret princier” mais d’un autre côté “mon décret” ne sonnait pas mieux. Et Hanae y était pour quelque chose, donc la formule habituelle pouvait être gardée.

Une fois l’annonce officielle faite, le Prince dégaina son arme et s’entailla la main gauche, juste assez pour se retrouver derrière l’un des cultistes. La nature du travail qui était effectué dans cette usine ne lui apparaissait pas encore clairement, mais il fallait avant toute chose ramener l’ordre et pouvoir interroger tout le monde. Des prieurs de la garde urbaine étaient postés à l’écart et devaient capturer les fuyards éventuels. Il y avait des chances que les criminels connaissent les alentours ou jouissent du soutien de la population locale… Mais l’essentiel était de mettre un terme à leur travail et comprendre ce qu’ils faisaient. Si certains s’échappaient, l’opération serait quand même un succès.

Si déterminés et si nombreux soient-ils, les cultistes de la Machine n’étaient que des ouvriers, artisans et citoyens ordinaires… Aucun ne faisait le poids face à des prieurs en armures, bien équipés et pouvant se téléporter. Ajoutant à cela l’effet de surprise, le début des hostilités était certainement en leur faveur. Pour le moment, tout se passait trop vite pour qu’Otton puisse prendre le temps d’avoir une vue globale de la situation. Quelques personnes s’étaient agenouillées, les mains sur la tête. D’autres fuyaient. Mais, et c’était le plus urgent, il y avait encore un groupe bien déterminé à combattre les prieurs.

Le Prince jeta un coup d’oeil à la recherche de sa protégée mais ne la vit nulle part. Il était bien possible qu’elle soit en train de saboter quelque chose ou inciter d’autres ouvriers à se rendre… Au fond du hangar principal, il remarqua deux silhouettes vêtues d’une façon qui ne collait pas à l’endroit… Des meneurs ? Des sponsors ? Des otages ? Peu importe. D’un geste il attira l’attention d’un des vicaires sur eux et l’homme se téléporta dans la direction d’Alexander et d’Incus.

J'ouvre la porte. Elle donne sur une passerelle au dessus du vide. Il fait très sombre, la charpente en métal du toit couvre le faible éclairage venant d'en contrebas. J'entends le bruit d'un Premier Prieur en train de foutre le bordel avec son équipe, mais je ne les vois pas. En fait je ne vois personne. Mis à part des poutres en métal dans tous les sens et des poulies au plafond, y a rien du tout. La passerelle donne sur une obscurité d'encre.

J'y vais quand même. Je pointe mon flingue partout comme une baguette magique à faire disparaître les méchants. Il doit y avoir des maboules fanatisés partout, tel de vulgaires étrangers.
Pendant que j'examine d'un œil un escalier qui descend, je sens une violente piqûre sur ma cuisse gauche. Je mets la main. J'en arrache une grosse seringue enfoncé en biais dans ma chair.

Un putain de fusil hypodermique. Les criminels les plus organisés ont compris que c'est le poison qui est le plus efficace pour tuer un vicaire. Ça existe depuis longtemps. En général ça ressemble à un dispositif de type sarbacane. Ici on a fait mieux. C'est très malin comme système, c'est une seringue avec un peu de cire au bout de l'aiguille, qui explose à l'impact, envoyé par un propulseur quelconque.

Je fixe avec vertige ce qu'il reste de produit à l'intérieur. J'espère que j'ai pas pris une dose mortelle. C'est vraiment compliqué de trouver un poison rapide, très efficace en petite quantité, qui se conserve longtemps. Heureusement. J'espère.
Ça fait mal comme une piqûre de frelon. De toute façon, tout fait mal quand on vous l'injecte dans la peau n'importe comment. Je ne tombe pas raide mort, mais je ne me sens pas très bien. Je me mets à la recherche de l'auteur du tir. Il ne doit pas être loin, il fait noir.

Je vois un visage tout blanc au milieu des ombres. Je tire dedans. Aucun hurlement. Loupé. Mais une silhouette a bondit pour s'enfuir. Je lui saute dessus. C'est une femme, plus petite que moi, qui s'écroule sous le poids dans son dos. Une fois qu'elle est au sol, je lui mets des coups de crosse dans le visage jusqu'à ce qu'elle me semble hors d'état de bouger. Genre pulpe sanguinolente à la place du nez quoi. J'ai la tête qui tourne, un étau dans la poitrine.

Mon cœur bat bizarrement. Je me relève. Je mets un coup de pied dans l'arme de la tireuse, qui disparaît derrière des sacs. Elle en avait une deuxième, de type poudre à canon classique cette fois. probablement pour m'achever. Je me dirige vers l'escalier. J'ai pas d'autre option que d'essayer de rejoindre les autres. Je prends mon autre flingue, pas le temps de charger le premier. J'ai envie de vomir. Je vomis. La bile coule à travers les petits trous dans l'escalier métallique. Ça n'a pas l'air ultra foudroyant, comme poison. C'est pas gentil de faire durer la pénibilité, comme ça.
Qu'il est long, cet escalier. A cause des angles, des piliers en métal, du bordel technologique de partout je ne vois pas ce que font les autres. Ça a l'air très organisé, comme endroit. Je ne sais pas décrire de la science, ça ressemble à... une chapelle, mais une chapelle pour les machines. Il y a des choses qui font des flammes vertes ou bleues, des câbles de plein de couleurs qui montent jusqu'au plafond, des bruits jamais entendus auparavant.

Y a un gars en bas de l'escalier, mais il me tourne le dos parce qu'il est en train de regarder le bordel qui se déroule en bas. Je lui tire une balle dans la nuque. Ça lui apprendra à être con. Je recharge en vitesse. Le bas de l'escalier est en pleine lumière, un vaste espace bien dégagé, probablement plein d'hérétiques fous. Je ne sais pas encore comment je vais rejoindre les copains.

Il y a du grabuge en haut. Un coup de feu, étouffé. On est au sous-sol, mais il se passe quelque chose au niveau de la rue. Et soudainement le bruit explose aux oreilles d'Alexander. C'est une descente du Prieuré. En d'autres termes : c'est la grosse merde. Instinctivement, il dégaine son fleuret. De l'autre main, il attrape Incus par la manche et le tire vers lui.

Faut pas rester ici.

Vu le nombre de silhouette rouge qu'il distingue, c'est pas étonnant que l'équipe de surveillance se soit fait rouler dessus. Pour l'heure c'est flou, la voix qui decrète l'arrestation de tout le monde lui semble vaguement familière, mais il a autre chose en tête pour le moment. Il faut faire sortir le Machiniste de l'entrepôt, sans se faire attraper par le Prieuré. Une arrestation d'Incus mettrait un énorme coup d'arrêt à toutes les actions du Culte à Excelsa.

Comment est-ce que le Prieuré les avait trouvé ? Les mouvements de la Machine, d'entrepôt en entrepôt, étaient généralement très discret. Un riverain insomniaque avait-il remarqué le cortège des fidèles ? C'était possible, mais finalement, au cœur du district Manufacturier, est-ce qu'un ouvrier lambda s'inquiéterait de voir des mecs habillés en ouvrier transporter du matériel à l'allure industrielle, au point d'en avertir les autorités ? Peut-être un type un peu parano, mais il y a une autre option, qui lui semble bien plus viable : une taupe dans l'entrepôt. C'était encore pire.

Le Culte de la Machine n'a pas besoin de ça, surtout pas maintenant. Mais ils n'allaient pas avoir le choix. Les effectifs sont encore assez restreints, surtout comparé à Atlas, mais beaucoup de monde s'apprêtait à voir sa loyauté remise en question. Ce genre de chasse aux sorcières peut détruire une organisation. Il faut opérer vite et bien, sinon la défiance monte chez les fidèles, qui n'apprécient guère qu'on doute de leur dévouement. Et pour peu que la taupe soit maligne, ce genre d'imbroglio pouvait vraiment s'envenimer.

L'As secoue la tête. Une chose à la fois. D'abord sortir Incus de ce merdier, ensuite on essayera de comprendre comment on en est arrivé là. Par chance, le mercenaire a rapidement compris que les problèmes étaient tout près. Il a pu extirper le Machiniste du flot d'ouvriers. À moitié accroupis, fleuret bien en main, ils rasent les murs en direction de la sortie de service, celle par laquelle ils sont arrivés. Manque de chance, ils sont repérés.

Le beau jeu:

Alexander presse le pas, intimant à Incus de rester près de lui. Le couloir de service se rapproche, lorsque la détonation d'un coup de feu, puis un rapide courant d'air, se font tour à tour ressentir bien trop près d'eux. Ça venait de derrière eux, un vicaire armé d'un pistolet. Pour l'As, c'est bien trop familier. Est-ce que c'est le même vicaire ? Il se retourne, non sans avoir ordonné au Machiniste de continuer à courir.

Tout se passe très vite. Le fleurettiste constate que c'est un vicaire différent. Il a eu l'effet de surprise, en se téléportant dans son dos. À cette distance, le tir aurait dû faire mouche. Incus ou Alexander aurait dû être sérieusement blessé, voire tué. Mais, l'étroitesse du sous-sol aidant, un des ouvriers avait bousculé le Prieur, qui avait par conséquent manqué son tir. Désormais aux prises avec ledit ouvrier, l'homme en rouge ne vit pas surgir le Masque, qui lui administra un puissant coup de pommeau dans la tempe. Mort ou pas, ce n'était pas son problème. La sécurité d'Incus primait. Une tape sur l'épaule de l'ouvrier, et voilà Alexander qui rejoint rapidement le Machiniste, au niveau de la lourde porte de service. La prochaine fois, il la laissera entrouverte, ça fera gagner du temps.

S'il y a une prochaine fois...

Les choses avançaient bien. Le Premier Prieur était heureux de retrouver le terrain et se retrouver à nouveau face à des gens prêts à en découdre ouvertement avec lui. Lentement, mais inexorablement, les prieurs prenaient l'avantage sur les ouvriers : la surprise, la magie et l'entraînement devaient finir par l'emporter. Il y a des morts mais aussi des redditions. Plusieurs ouvriers finissent assommés, avec des dents en moins. Autant de Bons Citoyens en devenir.

Dans les prochains jours, ils auraient droit à une nouvelle vie. On allait les entendre longuement, tout noter avec le plus grand soin. Si ce qu'ils auraient à dire venait à plaire, les brebis galeuses pourraient être accueillies à nouveau au sein de la communauté. La Ville n'allait pas refuser une place à ces bons travailleurs. Dans le cas contraire, leur sentence pourrait être autrement plus grave. L'Apothicariat pourrait être intéressé par les corps... Et l'Académie pourrait souhaiter les interroger à son tour.

Otton essuya sa lame et parcourut le hangar du regard. Il se tenait au centre d'une zone déjà pacifiée par ses frères et sœurs. La fouille de l'usine clandestine allait prendre du temps, même après la fin des combats, et des fuyards pourraient être débusqués à ce moment-là. Mais pour le moment...

Son regard fut à nouveau attiré vers le fond... Un uniforme rouge s'était affaissé au sol. Une silhouette se tenait au-dessus, partiellement masquée par l'agitation générale. Le Prince serra sa main gauche sur la lame de son épée et canalisa la douleur dans la bonne direction. Il se retrouva assez près pour voir le masque d'Alexander se détourner de lui. L'homme au visage caché se mit à courir. Était-ce donc là le terrible criminel dont parlaient les journaux et les rapports du Prieuré ? D'un coup de poing bien place, Otton écarta l'un des cultistes et se lança à sa poursuite. Ils étaient au moins deux à s'enfuir et aucun n'avait l'allure d'un ouvrier...

- Arrêtez-vous ! Laissez tomber vos armes et rendez-vous !

C'était probablement inutile, mais il fallait crier à un moment. C'était la différence entre l'exécution et le meurtre, après tout.

L'adversaire masqué n'allait certainement pas se laisser faire trop facilement, c'était un beau combat qui s'annonçait. Il n'y avait pas le temps de se préoccuper du frère qui était tombé. Il pouvait être déjà mort, ils n'allaient pas pleurer son sacrifice sur le moment. Le Premier Prieur finit par les rejoindre, s'arrêtant à quelques pas de la porte. Il ne voulait pas se retrouver coincé avec eux. Après avoir regardé derrière lui, rassuré qu'ils n'étaient donc que trois dans ce couloir, il se lança vers l'As, une première attaque puissante, destinée à tester ses défenses. C'était trop étroit pour que son compagnon étrangement vêtu puisse l'aider. Un vrai duel venait de commencer.

Avec l'adrénaline, la porte s'était ouverte toute seule. Alexander avait le souvenir d'un truc vaguement plus lourd à pousser à l'aller. Là, il n'avait même pas eu besoin de ses deux mains. Un soulagement pour le mercenaire, qui ne se voyait pas abandonner son précieux fleuret le temps de l'opération. Pas avec tant de mecs en rouge encore si près de son chef. Avec hâte, il a poussé Incus dans le couloir de service. Rares étaient les fois où il posait la main sur le Machiniste, mais en cas d'attaque du Prieuré, il avait été établi depuis longtemps que l'As devait prendre les choses en main. Il le faisait, les reproches viendraient lorsqu'ils seraient sortis.

S'ils sortaient, ce qui n'était pas encore dit. Il avait réussi à quitter le hangar et à emprunter le couloir de service. Une première étape, importante certes, mais pas encore décisive. Dans la précipitation et l'urgence, Alexander n'avait pas eu le temps de refermer derrière lui pour gagner quelques précieuses secondes supplémentaires. Ça laissait l'opportunité à un ennemi de s'engouffrer à sa suite. Point positif, l'étroitesse du couloir ne permettrait pas à plusieurs gus de se masser sur lui. Point négatif : il y avait bien quelqu'un sur leurs talons. Sa lame fend l'air avec force, mais le fleurettiste esquive d'un pas de côté. Demi-tour sur place, lame menaçante, prêt à se battre. Par-dessus son épaule, il hurle sur Incus :

Continuez à courir !

Le Grand Machiniste n'est pas armé, il ne lui sera d'aucune aide en cas de combat. Au contraire, si Alexander devait se concentrer sur sa survie en même temps que sur celle d'Incus, il n'était pas sorti de l'auberge. Bien sûr, il y avait l'hypothèse dans laquelle le Prieuré avait une équipe armée qui bouclait la sortie secrète. Dans ce cas-là, c'est bien le fleurettiste qui serait inutile. À un contre quatre, cinq ou plus, il ne ferait pas de miracle, perdrait son masque, serait arrêté au même titre que le Machiniste et c'est tout le Culte qui s'effondrerait. Bref, la merde. Autant se battre ici, risquer la mort et aviser après. C'est marrant comme il faisait plein de plan d'avenir maintenant que la possibilité qu'il y ait un lendemain s'affaiblissait de minute en minute.

En face de lui, ce n'était pas n'importe qui. Otton Egidio... Enfin le Masque et le Prieur se retrouvaient face à face. Il avait tant rêvé de se face à face, il l'avait tant planifié. Le destin était facétieux, ce n'était pas du tout comme ça que les choses devaient se passer. Au sommet du Fort, par une nuit de tempête, un duel à mort à la vue des hommes et des Dieux, c'était vachement plus glorieux. Mais bon, il faudra se contenter d'un couloir sombre et miteux, au fin fond du District Manufacturier. Moins glorieux. Mais un peu plus le genre d'environnement que le fleurettiste affectionnait. Avec ses murs étroits, ça allait être plus difficile pour le Premier Prieur de virevolter autour de lui en utilisant la téléportation. Est-ce qu'il pouvait se déplacer "à travers" lui et réapparaître dans son dos ? Il le saurait bien assez tôt.

Alexander Shah était un fleurettiste honorable, émérite, adepte du fameux "cylindre de cristal" cher aux maîtres d'armes. L'environnement ne laissait pas la place aux mouvements amples et barbares. C'était un avantage et un désavantage. La technique du jeune homme allait pouvoir s'exprimer, mais pour peu qu'Otton cherche dans sa mémoire, il pourrait faire le lien entre le gentilhomme et le criminel... Il devait gagner. Il était en garde, bien équilibré, son fleuret pointé directement sur son ennemi, au centre du cylindre imaginaire. Plus d'issue, l'heure du duel était arrivée. Avançant d'un pas félin, l'As feinta quelques coups d'estocs, sa lame virevoltant avec précision en réponse aux subtils mouvements de ses doigts. Comme le Prieur auparavant, c'était avant tout un moyen de tester ses réactions. Ils avaient beau s'être affrontés en duel amical de longs mois plus tôt, le contexte du jour était bien, bien différent.

Aucun rapport ne faisait mention d'une sortie secrète. Otton jura à voix haute se rendant compte que s'il ne se débarrasse pas rapidement de l'homme masqué, l'autre personne lui échapperait. Aucun prieur n'attendait Incus et le Prince ne pouvait plus faire demi-tour pour aller chercher des renforts ou envoyer quelqu'un chercher la sortie du tunnel... Il fallait passer sur le corps d'Alexander ou échouer à capturer celui qui semblait être un gros bonnet parmi les hérétiques.

Il considéra l'option de la téléportation à la poursuite d'Incus... Mais se retrouver entre les deux hommes était trop risqué. Surtout que personne ne l'avait vu s'engouffrer dans le tunnel. Il ne pouvait que compter sur lui-même pour le moment.

Otton fronça les sourcils. Le garde masqué n'était pas armé d'une invention mécanique sophistiquée, pas d'outils, rien de lourd. Au contraire, le sommet de la légèreté : un fleuret. A croire qu'il avait en face de lui un bretteur de salons, un amateur. Sa démarche et ses fréquentations indiquaient cependant le contraire, bien sûr. Il fallait se méfier.

Les mouvements amples n'étaient ni possibles, ni nécessaires. Les Prieurs ne constituaient pas une armée, mais bien une garde urbaine. Les ruelles et les bâtiments étaient leurs terrains de prédilection. Et même s'il avait passé beaucoup de temps à l'écart du terrain, Otton avait été formé à la dure et parmi les troupes d'assaut... Bon, les troupes d'assaut arrivaient toujours en équipe. Mais en duel, il devait pouvoir faire face.

- Tu peux encore te rendre. Si tu jettes ton arme, tu auras la vie sauve... Je veux ton maître.

Est-ce que discuter avec cet... cette personne était raisonnable ? C'était toujours ça d'essayé. Otton préférait capturer tous les individus présents plutôt que de gagner un duel... Mais quelqu'un d'aussi singulier et visiblement bien placé parmi les criminels n'allait probablement pas se laisser convaincre par un traitement de faveur.

Il para les attaquer d'Alexander qui testait visiblement ses réflexes et ses défenses plus qu'il ne tentait de le blesser. Prudent... Le prieur attaqua à son tour, gagnant quelques pas de terrain. Ses frappes étaient plus lourdes, un peu plus lentes mais certainement plus meurtrières. Sa rapière s'abattait sur l'As et tentait de le transpercer, taillader... Otton se rapprochant, cela risquait aussi de tourner à l'empoignade dans laquelle le prieur espérait pouvoir compter sur sa simple force pour avoir le dessus à grands coups de poing. Son endurance surnaturelle allait jouer en sa faveur si les choses venaient à dégénérer en bagarre.

- Tu vas me parler oui ?! Il cria, en colère de perdre autant de temps ici alors qu'il pourrait être en train de poursuivre le dernier fuyard.

Le Premier Prieur tenta d'ailleurs d'asséner un coup de poing à son adversaire lorsqu'il entrevit une opportunité de faire tomber le masque.

Gagner du temps.

C'était le premier objectif d'Alexander. Laisser le temps de mettre de la distance entre Incus et le Premier Prieur. Un but inutile si la sortie de service était gardée, mais décisif si ce n'était pas le cas. Le Culte devait vivre un jour de plus, malgré cette descente vigoureuse des hommes en rouge. Sans Incus, tout tombait à l'eau, et la Machine partait à la casse.

Survivre et triompher.

Ça, c'était la deuxième partie du plan. Pas simple vu le pedigree du bretteur face à lui, mais envisageable malgré tout, au moins en partie. Otton Egidio n'était pas arrivé à sa position seulement grâce à de belles paroles et de bonnes relations. Alexander Shah avait lu la presse, il savait que le Premier Prieur venait des quartiers pauvres, et que c'était surtout son efficacité dans son travail qui lui avait permis de s'asseoir sur le trône.

Face à la rapière de l'homme en rouge, la lame de son fleuret était trop fine pour réussir des parades franches. Le mercenaire marchait sur des œufs. Le but était de trouver le contact avec la lame adverse assez tôt dans son attaque, afin de l'accompagner et de la dévier hors de sa cible initiale. Le mercenaire souffrait en plus de cela d'un déficit de force pure face au Premier Prieur. Un constat qui le forçait, en plus de cette technique défensive risquée, à perdre du terrain et à reculer dans le couloir.

Les assauts d'Otton lui laissaient tout de même, entre deux coups, une fenêtre courte pour une contre-attaque. De rapides mouvements de bras, des coups d'estocs. Il vise le torse, les cuisses, les bras, cherche à piquer et trancher un tendon, un nerf, un organe éventuellement. Son fleuret ne traversera pas l'armure d'Egidio, il ne piquera pas son cœur si facilement. Et ce n'était pas en lui piquant vaguement la cuisse ou l'épaule qu'il allait incapaciter son adversaire. Non... il avait besoin d'un coup décisif. La trachée, l’œil, quelque chose dans ce goût-là. Mais avant toute chose, il avait besoin d'une opportunité.

Celle-ci ne venait pas. Il perdait du terrain en même temps que la distance entre les deux corps se réduisaient. Moins de distance pour la rapière prieurale, c'était tout de même une moindre chance de porter une attaque à même de trancher un membre ou de lui trouer le ventre. C'était déjà ça de pris. Mais en combat à main nue, Alexander ne ferait absolument pas le poids. Il le comprit très vite lorsque le poing d'Otton s'abattit sur son visage. Le salaud visait le masque, cherchait à révéler son identité. Il n'en fut pas loin.

Le masque ne quitta pas son visage, à proprement parler. Le modèle qu'il portait était parfaitement moulé sur ses traits. Mais la puissance du coup brisa partiellement le garant de son anonymat. La majeure partie du côté gauche de son visage était exposée. Son front, son œil, sa pommette et la commissure de ses lèvres, pour être exact. Sa capuche s'était également dérobée, laissant apparaître sa chevelure. Dans la pénombre du couloir de service, avec l'urgence du combat en cours, son identité pourrait peut-être demeurer secrète. Mais Alexander ne pouvait pas rester dans le coin trop longtemps.

D'abord, reprendre ses distances. Déséquilibré par le coup de poing, l'assassin avait titubé, surpris mais pas assommé, et ce grâce à la protection offerte par son masque. Allant à l'encontre d'une logique qui voudrait le voir poursuivre sa fuite, il repartit de l'avant, avec une tentative de coup de pied, juste au-dessus du genou avant d'Otton. Le but, le faire tomber, et idéalement le voir s'empaler la tête sur son fleuret, judicieusement pointé sur la trajectoire de la chute. Au diable le cylindre de cristal.

Otton perdait du temps, là où son adversaire en gagnait. Il avait beau avancer inexorablement et gagner du terrain, c'était trop lent. Si Incus était en train de courir, et il y avait de bonnes chances pour qu'il le fasse, il pouvait être déjà assez loin pour disparaître dehors, dans les ruelles du District. Pour peu qu'une ou deux personnes sur son chemin lui soient favorables, il serait introuvable dans quelques minutes. Et il ne pouvait pas boucler le Manufacturier assez rapidement pour s'assurer de le capturer.

Et le protecteur du fuyard avait l'air déterminé. Était-il seulement possible de le faire prisonnier sans avoir à le tuer ? Peut-être, mais pour le moment, il se défendait très bien et ne répondait pas aux provocations du Prieur. Otton serra juste les dents lorsque son poing brisa le masque. Il ne vit pas distinctement les traits de l'homme (s'il s'agissait bien d'un homme) en-dessous. Son impression fut qu'il était assez jeune, mais au-delà de ça, la pénombre du couloir et le feu de l'action jouaient en la faveur d'Alexander.

D'ailleurs, même s'il avait visiblement eu du mal à encaisser le coup, le mercenaire n'hésita pas très longtemps à contre-attaquer. Son coup de pied avait été vicieusement bien placé. Sans le déstabiliser, il lui fit assez mal pour le faire grimacer. Perdant le soutien de sa jambe, le Premier Prieur choisit d'éviter le coup de fleuret en posant un genou au sol et repoussant Alexander en arrière avec la rapière.

- Enculé. Le prieur le lâcha dans sa barbe, sentant sa jambe mal en point. Il prit l'appui sur l'autre pour bondir en avant et renverser son adversaire.

Une fois au sol, il pourrait certainement avoir le dessus à grands renforts de coups de poings. Son simple poids suffirait sans doute pour le clouer au sol, le temps que quelqu'un arrive avec des fers pour entraver ce fou furieux. Si jamais il se montrait assez rapide... Otton ne pourrait le poursuivre qu'à grand-peine. Sur une distance trop importante, il ne parviendrait pas à le rattraper.

Otton n'est pas encore mort, mais il a un genou à terre. C'est le genre d'opportunité sur laquelle Alexander devrait se jeter. Il devrait donner un coup de genou dans le nez du Prieur, lui planter son fleuret dans la trachée, le mettre hors de combat pour de bon. Mais il ne le fait pas. Il titube de quelques pas en arrière. Il commence à voir flou pendant un instant.

Je suis où... ?

L'adrénaline lui permet quelques accès de lucidité. Couloir. Prieur. Incus. Combat. Les mot-clés reviennent, puis disparaissent à nouveau. Le coup qu'il a pris au visage a été plus violent que prévu. Le masque ne protège pas tant que ça. Fuir. Il ne peut pas gagner sans être à 100% de ses capacités. Pas tant que son ennemi n'est pas plus amoché. Il sent que ses réflexes seront en retard si l'affrontement se poursuit. Ses réflexes sont son assurance-vie. Il doit fuir.

Mais Otton lui bondit dessus. Le bâtard. Il a touché une jambe, mais il est loin d'avoir incapacité les deux. La silhouette rouge s'élève dans les airs, comme une ombre menaçante au-dessus de lui. Fuir.

La gifle part. Pas avec la main, avec le fleuret. Le couloir n'offre pas une énorme amplitude, mais il a pris le maximum possible. Avec autant de force que possible. Une gifle de fleuret. Dans le meilleur des cas, si ça touchait, le coup laisserait une balafre visible. L'As avait beau aiguiser les bords de sa lame, ce n'était pas demain la veille qu'il allait décapiter des gens avec ça.

Fuir. Pour aller où ?

Où est-ce qu'il habitait ? Devait-il rejoindre sa chambre ou devait-il aller ailleurs ? Le monde commençait à tanguer fort autour de lui. Il n'était pas allongé au sol en train de manger une salade de phalanges. Donc c'est que ça devait aller. Fuir. Une chose à la fois. Un appui rapide sur le mur du couloir. Il secoue la tête.

On se reverra...

Il tourne les talons, il commence à s'enfuir. Il n'est pas aussi rapide que d'habitude, il ne court pas incroyablement droit. Mais il court vers la sortie. Vers la lumière. Cette même lumière qui lui fait mal aux yeux. Mais il court. Ses pas le guideront ailleurs. Loin des hommes en rouge.