Habile persuasion [PW Otton]

[L'action se déroule en 1132, dans un futur alternatif de l'Excelsa actuelle. Amélia Shah a été élue princesse à la place d'Elikia Lutyens et Alexander n'est jamais devenu un mercenaire masqué, reprenant à la place la direction des affaires familiales. Quant à la Princesse Hanae Ibihn, elle est morte il y a peu, et l'élection visant à choisir le nouveau membre du Conseil aura lieu dans quelques jours.]

Alexander avait demandé une audience privée auprès d'Otton. Au vu du contexte actuel, le cadet des Shah préférait opérer discrètement. La simple rumeur d'une entrevue entre le Prince Prieur et le petit frère de la Princesse Industrielle, à quelques jours des élections, serait suffisante pour faire énormément jaser en ville. Aucun doute que parmi les gens de la haute les mieux informés, cette entrevue n'aura rien de secrète. Tout du moins, ils sauront qu'elle a eu lieu, pas ce qui s'y était dit. Pour garantir un minimum de fuites possible, l'Industriel avait personnellement mandaté le majordome familial, son vieil ami, Gotthard van Hoorn, comme intermédiaire unique pour son entrevue avec Egidio. L'homme, toujours tiré à quatre épingles malgré les rides qui s'accumulaient et les cheveux blancs qui se faisait de plus en plus rare, était un ami proche de Denvis Shah, en son temps. Les van Hoorn étaient aux côtés des Shah depuis quatre générations, et bien qu'ils tiennent officiellement le rôle de majordome, la famille Industrielle considérait ces derniers comme de vrais amis.

Gotthard était donc le seul à servir d'intermédiaire entre Alexander et Otton. Bien entendu, Amélia était également au courant de l'entrevue à venir. Après tout, c'est elle qui l'avait initié. La nouvelle de la mort de la Princesse Rectrice, Hanae Ibihn, avait été perçue par la Matriarche des Shah comme une opportunité en or de renforcer son pouvoir. Tout ce dont elle avait besoin, c'était de voir élu une personne qui pourrait en permanence l'appuyer. En premier lieu, elle avait tenté de convaincre Alexander de présenter sa candidature, mais s'était bien vite résignée. Le jeune homme avait beau entretenir de bons rapports avec Otton Egidio, ses fréquents différents avec Thalia Morlone, sa rivale dans l'industrie textile, ne plaideraient pas en sa faveur. De plus, les Shah pouvaient bien tirer toutes les ficelles qu'ils voulaient, jamais les deux autres Princes n'accepteraient de voir les deux Shah sur le trône.

Il avait donc fallu choisir parmi les autres candidats. Il y avait d'abord Kaja Starek, Magicienne de la Cabale, qui représentait le Conservatoire. Après sa déconvenue six ans plus tôt, Elikia Lutyens n'avait, semblait-il, pas souhaité se représenter. Bien évidemment, l'idée d'appuyer cette candidature avait été très vite écarté, les deux Shah considérant que la Ville n'avait pas besoin d'artistes à sa tête, et que ces derniers feraient mieux de rester à leur place, qui consistait à amuser la galerie avec des œuvres éphémères. L'Académie, avide de ne pas perdre le pouvoir, poussait fort pour Théodore Kruger, brillant Magister. Mais Amélia répugnait à aider les académiciens, qui détestaient collaborer avec qui que ce soit. Les voir perdre le pouvoir enchantait tout particulièrement la jeune femme, qui y voyait un moyen d'obtenir un levier de pouvoir sur l'institution millénaire.

Par défaut, mais pas par dépit, Amélia et Alexander décrétèrent ainsi que Cleto Lagunov, actuel Directeur du département neurologique de l'Apothicariat, serait le candidat idéal. Âgé de quarante-cinq ans, c'était un homme absolument brillant, sans doute moins charismatique que ses deux concurrents, mais pas nécessairement moins compétent. C'était le choix qui serait sans doute le moins populaire, les rumeurs courant sur l'Apothicariat et sur certaines expériences de Lagunov ne faisant pas de lui le candidat le plus populaire. Mais Amélia croyait fermement que son élection serait bénéfique à la Ville.

La presse sera ravie de faire ses gros titres sur un événement historique ! Disait-elle. L'Apothicariat tient son premier Prince ! Des avancées médicales majeures sont-elles à espérer ?

Tombés d'accord entre eux, les Shah devaient désormais convaincre les deux Princes. Amélia avait pris l'initiative d'aller parler à Thalia Morlone. Depuis qu'elle avait laissé les rênes des textiles Shah à Alexander, sa relation avec la Princesse Navigatrice s'était un peu améliorée. Au contraire, le jeune homme et la Dame d'ébène ne pouvait quasiment plus rester ensemble dans la même pièce. En six ans comme dirigeant de l'entreprise familiale, Alexander avait cessé de compter le nombre de prise de bec et de contentieux qu'il avait eu avec la Princesse. Il n'avait pas souvent eu gain de cause, l'appui de la Maison des Navigateurs étant ce qu'il est. Ses échecs répétés, ainsi que la charge de travail à laquelle il s'astreignait, avait quelque peu changé son apparence. Du haut de ses 34 ans, quelques cheveux grisonnants commençaient déjà à faire leur apparition sur ses tempes, et ses cernes étaient souvent assez marquées. Malgré tout, Alexander Shah restait un bel homme, grand, fin et charmeur.

Il avait été convenu que sa rencontre avec Otton Egidio se ferait à l'écart de la Ville, le long des fortifications de la périphérie. Un endroit symbolique, puisque c'était là que le Prince Prieur et l'Industiel s'étaient rencontrés pour la première fois après la nomination d'Amélia. Passionné d'escrime, Alexander avait dû ralentir un peu la cadence sur sa pratique de cet art de gentilhomme. Malgré tout, le souvenir des quelques passes d'armes échangées ce jour là avec le Prieur restait gravé en lui. Le cadet des Shah estimait beaucoup Otton, et il n'avait pas choisi le lieu au hasard. Il espérait que le petit côté nostalgique jouerait en sa faveur.

Ils ne seraient pas exactement au même endroit, mais un peu plus loin. Un bunker, parfaitement aménagé avec le gratin des avancées technologiques de l'Académie, avait été réquisitionné pour la matinée. Ils ne seraient pas dérangés. Confortablement installé dans un siège de cuir – le bunker était confortable, sans doute destiné à accueillir la très haute en cas de siège –, Alexander attendait tranquillement l'arrivée d'Otton. Lorsque le Prince Prieur parut, l'Industriel se leva immédiatement pour aller à sa rencontre, un large sourire aux lèvres.

Votre Altesse. Salua-t-il avec tout le respect qu'il devait à l'homme en rouge. Merci à vous d'avoir accepté cet entretien.

L'ordre était maintenu, la Ville était en sécurité. Le Prieuré s'en assurait, sans oublier la Maison des Navigateurs et les Industriels. Même si certaines voix s'élevaient contre la "dynastie Shah", on ne prenait pas trop de risques : les factions traditionnelles, les plus puissantes en Ville conservaient leur pouvoir. Jusqu'au décès de Hanae, au moins. La rumeur disait que lorsqu'on a découvert le corps, sa famille et ses proches étaient terrifiés à l'idée que quelqu'un doive le lui annoncer...

Dans tous les cas, la plus ancienne et la plus vénérable des institutions scientifiques d'Excelsa n'était plus de la partie. Hanae laissait derrière elle une pile de brevets, des finances dans un parfait état. Lorsqu'on aurait fini de nettoyer tout l'alcool et toute la drogue, son trône serait plus qu'attirant.

Otton souhaitait poursuivre la tradition et laisser la science aux scientifiques. Qui de mieux qu'un académicien pour cela ? Kruger était tout désigné, selon lui. A ce qu'il avait pu en apprendre l'homme était moins extravagant et acerbe que Hanae, tout en demeurant un Magister et un gestionnaire brillant. Otton attendait de le rencontrer mais son opinion était déjà pratiquement formée.

L'invitation d'Alexander Shah le surprit. Bien que le frère de la Princesse Amélia soit un homme des plus charmants, un des célibataires les plus en vue de la Ville, rien ne s'était jamais passé entre eux. Rien de ce que le Prince aurait aimé en tout cas. Certes, l'escrime était un passe-temps agréable. Mais il préférait les entraînements plus musclés, plus réels que les duels d'honneur. Les prieurs aimaient combiner technique et brutalité pour atteindre les résultats en combat.

Le lieu choisi était également étrange : l'un des bunker de luxe... L'inutilité de telles structures était avérée. Leur existence était politique. Mais comme lieu de rendez-vous, on ne pouvait pas espérer plus discret.

- Vous m'avez fait comprendre que c'était important. Le Prince ne se faisait pas trop d'illusions. S'il était question de coucheries, il aurait trouvé un endroit plus intéressant... Ca devait être autre chose. J'avoue que je suis curieux d'en savoir plus. Ce n'est pas comme si votre famille avait du mal à me contacter...

Après les poignées de main, Otton s'installa en face d'Alexander, prêt à l'entendre.

Le bunker qu'Alexander avait fait réservé était équipé de tout ce qui pouvait être imaginé par un esprit paranoïaque mais blindé de ducats. Les sièges étaient en cuir, confortables à souhait. Ils s'articulaient autour d'une table octogonale en bois de chêne, qui ne comportait pas la moindre pellicule de poussière, preuve que les lieux étaient régulièrement entretenus. La grande pièce du bunker était séparée de l'extérieur par un sas de sécurité, plus vétuste. Juste à côté de la lourde porte, de multiples pièges explosifs et autres grenades étaient entreposés dans des caisses. En cas de problème, on disposerait tout ces petits jouets pour prévenir d'une potentielle intrusion.

La table était positionnée au centre de la pièce. D'un côté, il y avait des étagères, vides, sans doute destinées à stocker de la nourriture. De l'autre, une série de lits, certains superposés, d'autres doubles. Pas de draps, évidemment, on en apporterait seulement le jour où ce serait utile, mais les matelas étaient déjà là. Ce ne serait sans doute pas aussi confortable que les lits de la Ville intérieure, mais par rapport à d'autres bunkers 100% militaires, c'était le grand luxe. De ce que Gotthard lui avait dit, le bunker avait été plus ou moins réservés par deux familles richissimes de Mercantis. Ces derniers s'étaient assurés qu'il y aura la place d'accueillir toute la famille.

Alors qu'il attendait Otton, Alexander avait rapidement fait le tour du propriétaire. Gotthard l'avait accompagné, mais dès lors que le Prince Prieur fit son apparition, un signe de tête suffit au jeune Shah pour congédier son majordome. Ce dernier s'inclina, salua humblement l'homme en rouge, avant de s'éclipser. Il retournerait à la résidence familiale pour... mener sa vie de majordome, sans doute. Alexander ne s'en faisait pas.

Il invita le Prince Prieur à s'asseoir et en fît de même. Pas de témoins, les murs n'avaient pas d'oreilles. Pour le sujet qu'il comptait aborder, c'était parfait. De plus, la curiosité d'Otton avait été piquée. Il était vrai que si Alexander souhaitait s'entretenir avec le Prince, il pouvait toujours demander à Amélia d'arranger une entrevue. Mais cette fois, sa chère sœur était occupée avec Thalia Morlone.

En effet, c'est assez important pour justifier le... décors de ce rendez-vous. Il s'agit du futur de la Ville après tout.

Alexander préférait se montrer direct. Sa réputation Industrielle s'était faite ainsi. Il avait construit l'image d'un homme qui ne prenait pas de détours lorsqu'il faisait des demandes ou qu'il venait chercher un accord. Il était toujours prêt à négocier, mais il annonçait toujours la couleur d'entrée de jeu. Il ne s'impliquait que rarement en politique, mais il avait bien l'intention d'adopter la même démarche. Sauf que cette fois, il allait devoir jouer un peu plus avec les mots. Expliquer que l'envie des Shah de voir Cleto Lagunov sur le trône était en grande partie motivée par des objectifs de levier sur l'Académie... ça passait assez mal.

Avec le décès de la Princesse Rectrice. Même six pieds sous terre, Alexander avait toujours du mal à appeler Hanae Ibihn par son nom. Cette femme avait toujours eu une aura dérangeante. Un nouveau chapitre va s'ouvrir dans l'histoire d'Excelsa. Les élections sont dans quelques jours, et les rumeurs vont bon train. Je ne suis pas journaliste, mais je dois avouer que je suis bien avide de connaître votre opinion sur les différents candidats.

Un sourire entendu. Alexander croisa ses doigts sous son menton en écoutant Otton. Faire du lobbying, c'était une tâche autrement plus complexe que de négocier des accords avec des marchands suranais. Et ces fourbes de la République étaient de sacré vicelards en matière de commerce.

Pour ne rien vous cacher, je pense qu'il est temps de donner sa chance à l'Apothicariat. L'Académie a occupé le Conseil pendant des décennies, mais j'ai le sentiment que Lagunov peut apporter un vent nouveau à Excelsa.

Avec l'appui d'un Prince, la recherche médicale ferait très certainement un bon en avant. La question était de savoir à quel prix. Cleto Lagunov était du genre secret, impénétrable. Pour autant qu'on le sache, sa campagne basée sur une meilleure compréhension de l'état d'esprit de la Ville pouvait signifier une volonté de promulguer des mesures sociales populaires... comme cela pouvait signifier une volonté de mener des lobotomies sur la moitié de la Ville.

Alexander et Amélia étaient prêts à prendre un tel risque, en grande partie pour le bien des affaires familiales. Restait désormais à convaincre les deux autres Princes que c'était une bonne idée d'élire Lagunov, plutôt que Kruger ou Starek. Mais il était de notoriété publique que les deux Princesses en poste n'étaient pas du tout enthousiaste à l'idée de voir le Conservatoire sur un trône... Donc Alexander ne se faisait pas trop de soucis pour la magicienne de la Cabale. Il n'avait plus qu'à éliminer le Magister de la course... coûte que coûte.

Otton avait été déçu. Déçu, mais pas surpris. Il était encore parmi les cadets des Princes, Amélia étant la seule moins expérimentée dans ce rôle que lui. Mais il était là depuis assez longtemps pour comprendre ce qui se tramait. L'ombre d'un instant, il avait espéré une révélation stratégique. Le bunker aurait été un cadre intéressant pour l'annonce que des traîtres se cachaient parmi les bons citoyens et qu'ils soutenaient les troupes de Suran devant débarquer sous peu... Au moins qu'Alexendar avait eu vent d'un complot visant à assassiner le Premier Prieur...

Rien de tout cela. Les Shah avaient un candidat en tête pour l'Election à venir.

- Votre soeur veut connaître mon opinion, n'est-ce pas ?

Alexander avait beau être un homme fort et indépendant (et charmant, Otton ne pouvait se sortir ça de son esprit), il n'en était pas moins le cadet de sa sœur. Amélia était la Princesse et la meneuse, la plus avide des deux. Depuis le décès de leur grand-père, elle menait la barque familiale. Et envoyer son frère parler à sa place au Premier Prieur était un stratagème habile. Il allait avoir plus de mal à lui dire non.

Mais avant toute autre chose, il fallait que des demandes (ou des propositions) soient formulées.

- Je suis d'avis que l'Académie a toujours brillamment servi la Ville. C'est à elle que nous devons notre avancée technologique sur les autres nations. Les prieurs étaient rarement vus comme des personnes très progressistes... Egidio appréciait le statut quo, établi par ses prédecesseurs. Les factions les plus anciennes, historiques, avaient chacune un Prince ou une Princesse. Si les plus jeunes des organisations réclamaient, leurs aînées trouvaient toujours de quoi les amadouer et les réduire au silence. L'Apothicariat était ainsi soumis à l'autorité de l'Académie. Les derniers obus, développés en partie par Hanae Ibihn, puisse-t-elle reposer en paix, peuvent souffler des pâtés de maisons entiers à des kilomètres de distance.

Beaucoup considéreraient que ce serait affaiblir les défenses de la Ville que de placer la vénérable université au second plan au profit des Médecins... Et, en plus de défendre sa propre opinion, Otton devait aussi représenter ses frères et sœurs. Comme les deux Princesses, il s'appuyait avant tout sur l'organisation qui le soutenait et lui procurait son pouvoir. Sans elle, il serait inutile à la fois pour Excelsa et au Conseil des Quatre Princes. Idem pour les deux Princesses. Si d'aventure on décidait dans les manoirs du Manufacturier qu'on ne comptait pas la suivre, Amélia se retrouverait dans une position délicate. Et sans la confiance du Conseil d'Administration de la Maison des Navigateurs, Thalia redevenait une commerçante parmi d'autres...

- Si nous devons planifier un affront à l'Académie, autant éviter d'avoir soif, n'est-ce pas ?

A défaut de serviteurs, Alexander devrait sans doute faire le service lui-même... Et même avec une armée à ses ordres, Otton n'avait pas de domestiques. Quelques pensées coquines le poussèrent à imaginer le jeune Shah en petite tenue... Il sourit malgré lui.

- Serait-ce abuser de votre hospitalité que de vous demander un verre ?

Bien sûr, il fallait savoir comment se présenterait la situation, une fois Lagunov élu. Le prieur le connaissait trop peu pour tout savoir sa relation avec les Shah. Dans tous les cas, Kruger était l'homme qu'il lui fallait s'il voulait un digne successeur à Hanae. L'homme ne se laisserait pas réduire au silence et défendrait les intérêts de la Ville et de l'Académie... Peut-être ceux de l'Académie avant tout. Mais tout de même, ça restait le meilleur des choix.

- Je vous avoue ne pas voir l'intérêt d'offrir plus de place à l'Apothicariat...

Sans surprise, Otton avait immédiatement compris qu'Alexander n'était là qu'en intermédiaire. Si les Princes auraient peut-être l'occasion de délibérer sur le meilleur choix le jour de l'Election, tenter d'influencer un peu la décision était une volonté d'Amélia. Elle avait envoyé son frère auprès du Prieur pour répondre aux besoins de ses partisans. Dans les faits, les Shah, bien implantés dans le marché du textile, n'avaient pas à s'inquiéter si jamais Kruger venait à suppléer à Ibihn. Leur entreprise continuerait à tourner.

Mais parmi les plus proches conseillers d'Amélia se trouvait Ilja Coeman, producteurs d'armes lourdes de son état. Avec la mort de l'ancienne Princesse Rectrice, il faisait partie de ceux qui voyaient d'un très bon œil la potentielle élection de Lagunov. Ses usines produisaient en masse les derniers jouets d'Hanae, mais avec son décès, Coeman avait en tête de renégocier son accord avec l'Académie, pour le tourner plus à son avantage. L'absence d'un Prince Recteur allait, évidemment, dans ce sens.

Amélia a l'intention de parvenir, ou au moins de s'approcher d'un consensus avant l'Election. Elle doit s'entretenir avec Thalia Morlone, en ce moment même.

C'était une partie du plan qu'Alexander n'avait aucun problème à révéler. Avant une élection, ce genre de tractation était monnaie courante. On sondait à droite à gauche, on tâtait le terrain, et on essayait de parvenir à un accord. Tout ça pour éviter une mauvaise surprise le Jour J. Le jeune Shah devait s'occuper d'Otton, et obtenir une promesse de vote pour Lagunov. Il avait carte blanche pour remplir son objectif.

Loin de moi l'idée de discréditer tout ce que l'Académie a fait pour Excelsa. Il s'agit du fief de certains des meilleurs esprits de la Ville, et leurs innovations sont tout bonnement fascinante.

C'était sincère. Si Alexander avait toujours été quelque peu effrayé par Hanae Ibihn, il devait bien avouer que la Princesse avait, jusqu'à son dernier souffle, servi la Ville de manière admirable. Et ses innovations permettaient aux habitants d'Excelsa de se sentir plus que jamais en sécurité. Grâce aux derniers modèles d'obus, des régiments complets pourraient être soufflés avant même d'apercevoir les murs de la Ville.

Cependant... depuis combien de temps le Prieuré, la Maison des Navigateurs, l'Académie et les Industriels sont-elles les quatre Factions au pouvoir ? Dans cette configuration, Excelsa a prospéré, mais ne peut-on pas faire encore mieux ?

La question était donc de savoir qui de Kruger ou de Lagunox représentait ce "mieux". En tout cas, Alexander était ravi de voir que Kaja Starek n'était pas considérée comme une option sérieuse. Quand bien même, pour les problèmes que l'Industriel s'apprêtait à évoquer, elle était sans doute la mieux placée pour les résoudre.

À Domus comme à la Borée, la pauvreté est de plus en plus visible. L'écart se creuse avec les districts voisins, en terme de niveau de vie, et ça ne renvoie pas une image rutilante de la Ville.

Il s'interrompit à la demande d'Otton, et acquiesça. Il s'éclipsa un instant pour aller fouiller dans les réserves du bunker. Il n'y avait rien de périssable, mais les hypothétiques occupants avaient déjà fait apporter quelques bouteilles, destinées à bien se conserver. Il y avait du vin, du whisky, du rhum, mais pas de champagne. Dommage pour Alexander, qui était friand du breuvage. Il se rabattit sur un verre de whisky.

Qu'est-ce que je vous sers ?

Après s'être exécuté, en fonction de la réponse d'Otton, Shah s'installa à nouveau sur son siège. Une légère lampée de whisky l'aida à retrouver le fil de ses pensées. Pourquoi offrir plus de place à l'Apothicariat ? La même question pouvait être posée pour toutes les factions qui n'étaient pas au pouvoir. L'argument actuel d'Alexander, c'était simplement :

Pour leur donner une chance. Depuis des années, Lagunov travaille sur de complexes formules d'études neuroscientifique. Je n'en comprends pas tous, bien loin de là ! Mais la finalité serait d'arriver à identifier individuellement les besoins de chaque citoyen, et donc de proposer des solutions en conséquences.

C'était à la fois une étude sociologique et médicale. Nul doute que Lagunov avait également en tête une exploitation alternative des données qu'il récoltait. Mais sur le papier, l'idée laissait songeur.

Avec l'appui de sa faction et celui du Conseil, je pense que Lagunov ferait un bond en avant dans ses travaux. Et avec cette avancée, un rehaussement global du niveau de vie au sein de la Ville.

Alexander prit une nouvelle gorgée de whisky. Sur le papier, cette partie de la candidature de Lagunov était idyllique. Mais ça ne ferait pas tout. Si jamais il venait à être élu Prince, le médecin serait amené à légiférer sur d'autres aspects de la vie publique, bien loin de son domaine d'expertise. D'un naturel froid, peu avenant, l'Apothicaire risquait, à grand coup de décisions d'un pragmatisme glacial, de cristalliser l'opinion publique contre lui. Ironique compte tenu de la portée de ses travaux, mais surtout problématique sur le long terme...

Otton sourit.

- Vous parlez bien, Alexander… Vous permettez que je vous appelle Alexander ? Nous sommes juste entre nous, après tout.

Il n’y avait personne à impressionner avec le protocole ou autres politesses. Alexander était certainement plus habitué aux usages. Il était né dans l’une des familles les plus prestigieuses d’Excelsa. Son éducation était infiniment meilleure que celle d’Otton. Pourtant, lui, et sa soeur, avaient besoin du Premier Prieur. Et tant les arguments sur la qualité de vie des citoyens semblaient fort convaincants, tant le changement pour le changement ne parlait pas du tout au militaire.

L’Apothicariat pouvait effectivement apporter son lot d’améliorations en Ville. Infrastructures, soins, recherche,... L’Académie le pouvait également, mais elle ne l’avait pas fait jusqu’ici. Il y avait donc de bonnes raisons de s’en défaire au profit de son petit frère universitaire.

Par contre, si on autorisait un changement dans le quatuor régnant, un autre allait inévitablement suivre. Puis un autre. Et si cela continuait, le Prieuré pourrait lui-même se retrouver un jour relégué à n’être que l’exécutant de la volonté de Princes qui ne portaient pas l’uniforme. Otton n’avait aucune envie d’être celui que les livres d’histoire accuseraient plus tard d’avoir amorcé la chute du Fort.

Un verre de porto à la main, le Premier Prieur fronça les sourcils.

- J’entends bien votre idée. Mais il sera possible de faire pression sur Kruger pour l’encourager dans la voie du changement. Il peut améliorer la vie des citoyens si telle est notre volonté à tous les trois sans perturber l’ordre établi.

Si quelqu’un était soucieux de l’ordre établi, c’était bien le Prieuré. Otton se devait d’être le gardien des traditions, en plus d’être le gardien d’Excelsa. Bien sûr, faire pression sur l’Académie n’était pas chose facile et il fallait avoir l’accord de Thalia pour mobiliser des fonds… Mais entre les technologies et l’appui de trois Princes, même Kruger devrait céder. Surtout si on lui offrait les moyens de réaliser ses propres projets à côté.

- Aujourd’hui il est question de l’Apothicariat. La prochaine fois... L’implication était celle de la mort de l’un d’entre eux, mais il fallait être réaliste. La Ville devait continuer son chemin, après qu’eux tous soient partis. ... la prochaine fois, on voudra donner sa chance aux différentes Guildes, au Conservatoire ou vouloir donner des représentants à chaque District, voire aux campagnes qui bénéficient de la protection d’Excelsa.

Il exagérait. Il faudrait sans doute des siècles pour que des changements aussi profonds puissent avoir lieu. Et il s’était déjà prononcé en faveur Elikia Lutyens lors de l’élection gagnée par Amélia Shah. Mais il n’y avait pour le moment aucune raison de donner à la Princesse Industrielle ce qu’elle désirait.

- Dans tous les cas, nos deux scientifiques pourraient apporter plus de bonheur dans cette Ville et cela me tient à coeur. Vous pouvez en assurer votre soeur. Je voudrais connaître les raisons de sa préférence pour Lagunov. Pourquoi ne pas se contenter de respecter la tradition ?

Des arguments moins légitimes pourraient bien sûr faire pencher la balance d’un côté ou de l’autre, mais peut-être Amélia avait-elle prévue, en dernier recours, de mettre quelqu’un d’autre dans la confidence ? Le médecin était-il un ami intime, un parent éloigné, un associé ou bien juste un pion faible de volonté ? On pouvait s’attendre à tout de la part d’Amélia Shah. En attendant, son frère, si charmant soit-il, allait devoir faire plus d’efforts.

Bien sûr, comme il vous siéra, Altesse.

De son côté, Alexander ne laisserait tomber les protocoles que s'il y était invité. Il ne voulait pas risquer d'être familier avec Otton, pas si cela mettait en danger la réussite de son entreprise.

Cette entrevue avait un but précis, mais le jeune Shah sentait bien qu'il s'en éloignait. Le Prieuré n'était pas vraiment enclin à bouleverser l'ordre établi. En digne représentant, Otton préférait laisser les Factions historiques aux commandes. De plus, il avançait un point quasiment imparable : si les trois autres Princes faisaient pression sur Kruger pour se pencher sur les problèmes de la société, ce dernier n'aurait d'autre choix que d'obtempérer. Donc, pour améliorer la vie des Excelsiens, Lagunov n'était pas la seule option. Le problème, c'est qu'il était la seule option d'Amélia.

Indéniablement. Admit Alexander. Toutefois, en l'état, les travaux de Lagunov sont à la fois plus avancés et plus prometteurs. J'estime que le plus tôt le train de vie de nos concitoyens sera relevé, mieux la Ville se portera.

L'idée de voir un Conseil élargit ne plaisait guère aux Shah. C'était la porte ouverte à des débats interminables et stériles, chaque représentant défendant bec et ongles son point de vue et celui de sa faction. Mais tout de même, en l'état actuel des choses, il allait falloir beaucoup de temps avant que de tels changements occurrent.

Sauf drame, je tends à croire que le Conseil actuel est amené à durer longtemps. Supposa Alexander. Vous êtes encore tous suffisamment jeunes pour diriger cette Ville encore vingt, trente, pourquoi pas même quarante ans ! Et les trois candidats principaux sont tout aussi jeunes. Alors avant d'avoir à élire un nouveau Prince, voire d'envisager un élargissement du Conseil, je pense qu'on a le temps de voir venir.

Cela dit, au sommet de la montagne, les Princes occupaient une position que beaucoup enviaient. Complots, assassinats, politique et pot de vins étaient des réalités qu'il ne fallait pas occulter. Il valait mieux pouvoir compter sur un cercle de personnes de confiance très restreint, et avoir des yeux partout. Mais en ce qui concernait le Prieuré, Alexander ne se faisait guère de soucis. S'il y avait des Prieurs corrompus, ils se comptaient sans doute sur les doigts de la main.

Pourquoi ne pas se contenter de respecter la tradition après ça ? Pour Alexander, ça ne changeait rien que Lagunov ou Kruger accède au trône. Dans l'idée, Amélia non plus n'était pas directement concernée. Mais les Industriels réclamaient l'ajout de l'Apothicariat au Conseil. C'était risqué, mais ils étaient entre eux, alors le jeune Shah s'y risqua.

Les Industriels bénéficieraient de l'arrivée de l'Apothicariat au pouvoir. Notamment les grands producteurs d'armes. Si l'Académie venait à ne plus être représentée au Conseil, certaines entreprises tenteraient sans doute de renégocier leurs accords, pour produire plus d'unités à moindre coût. Selon certains calculs, une baisse des coûts permettraient d'augmenter la production de près de 25%, en un an.

Le Prince Prieur ne pouvait pas être étranger à ce genre de jeux de pouvoir et de leviers. Mais en titillant le côté militaire, Alexander espérait faire pencher la balance de son côté. Toutefois, il devait également garder à l'esprit qu'en cas de nouveau contrat, si la production augmentait grâce à un coup moindre des matériaux, d'autres soucis seraient engendrés. Exploitation des ouvriers, réserves de matériaux qui s'épuisent plus vite, éventuellement réactions de l'étranger... La politique était un véritable bordel. Tout était lié, et n'importe quelle décision entraînait à la fois des conséquences positives et négatives. Le système parfait n'existait pas, mais il incombait aux Princes de trouver un juste milieu. Voilà une responsabilité que Shah n'enviait pas au Conseil.

Les Industriels, au grand complet, souhaitent voire Lagunov sur le trône. J'ai bien conscience que vous n'êtes pas spécialement favorable à un bouleversement de l'ordre établi mais... je suis déterminé à faire ce qu'il faut pour vous convaincre.

Otton Egidio n'était pas un homme particulièrement intéressé par l'argent, lui proposer un pot de vin ne servirait à rien. Toutefois, Alexander avait pour consignes d'obtenir une promesse de vote. Il était prêt à faire quoi que ce soit de nécessaire pour remplir son objectif.

Jouer la carte du bien-être des citoyens était habile. Otton se préoccupait de la Sécurité de la Ville en priorité, bien sûr. Mais dans la mesure où aucune menace sérieuse ne pesait sur Excelsa, son devoir lui imposait d’avoir le progrès de la condition humaine de ses citoyens à l’esprit.

- Certes… Et un médecin dans l’assemblée permettrait une vie d’autant plus longue à chacun de nous ?

Le Prince était reconnaissant à l’Apothicariat d’avoir recousu un bon nombre de ses frères et soeurs d’armes. Lui-même avait eu besoin de soins à plusieurs reprises. Donner cette opportunité à l’ensemble de la population était un projet un peu fou et certainement très coûteux… Mais également noble et honorable.

- Dans ce cas, ne serait-il pas plus intéressant d’élire Kruger et de lui proposer d’inclure l’Apothicariat dans ses projets ? Il apportera le savoir-faire technique de l’Académie avec lui. Inestimable pour les gros chantiers. Si à nous trois, nous exerçons une certaine… pression sur lui, il devrait pouvoir mener des réformes bien plus grandes. L’eau courante, les égouts… Ça ne se passera pas bien si l’Académie est écartée.

Même l’Académie, il y avait moyen de la contraindre. Kruger n’avait pas le bras aussi long que Hanae, assise sur son trône depuis assez longtemps pour mencer, acheter ou neutraliser la plupart de ses opposants sérieux. Mais que l’Apothicariat exerce une autorité sur l’Académie allait certainement poser plus de problèmes que l’inverse.

Et on y arrivait : les Industriels souhaitaient exercer davantage de pression sur l’Académie. La baisse des coûts de production, notamment des armes, ne pouvait être négligée. Mais où iraient les bénéfices de ces mesures ? Les poches des magnats de l’Industrie excelsienne ? Au peuple, sous forme de soins de santé ? Ou simplement, on inviterait la Ville et donc le Prieuré à acheter plus à moindre coût, sans que rien ne change dans les rues.

- Comment compte-t-on employer ces vingt-cinq pour cent ?

D’après les rumeurs, les accusations et les témoignages très crédibles, la Princesse Rectrice avait passé sa carrière à remplir les caisses de l’Académie en extorquant des sommes astronomiques à quiconque voulait se servir de ses brevets. On pouvait honnêtement s’attendre à ce que le nouveau Prince ait à faire baisser ses prix… Par contre, il fallait absolument éviter un sous-financement de l’Académie. La créativité des scientifiques ne pouvait être freinée si on voulait qu’Excelsa conserve sa place en tête de l’innovation mondiale.

Un autre détail fit tiquer Otton. La dernière… promesse d’Alexander. Il espérait au moins que cela en soit une.

- Tout ce qu’il faut ? Commence donc par me tutoyer, toi aussi, Alexander. Je suis assez curieux de savoir jusqu’où va ta détermination...

Si les deux hommes n’entretenaient jusqu’ici qu’une relation distante, bien que cordiale, ils n’avaient pu que faire connaissance au travers de quelques duels. Mais la réputation d’Otton le précédait partout où il allait : Alexander devait s’attendre à un autre exercice physique...

Si les travaux de Lagunov aboutissent, avec l'ascension au pouvoir de l'Apothicariat, on peut en effet s'attendre à une hausse globale de l'espérance de vie, à tous les niveaux.

Bien qu'assez obscurs, notamment dans ses méthodes d'expérimentation, le candidat au trône avait un objectif clairement défini : mieux comprendre le fonctionnement de l'esprit des citoyens, suffisamment pour adapter sa stratégie politique à leurs besoins. Pour cela, il ne lésinait pas sur les moyens depuis plusieurs années. Son arrivée au pouvoir, et le fait qu'il tire toute sa faction vers le haut, accélérerait les recherches.

Le problème, c'est que fasse à lui, la candidature de Kruger était plus que solide. Appuyé par une faction historique, avec un profil plus lisse que la précédente princesse, le représentant de l'Académie avait tout pour plaire. Alexander devait trouver une parade.

Il est évidemment indéniable que l'Académie devra jouer un rôle majeur sur plusieurs projets d'importance capitale pour le futur de la Ville. Cependant, je pense qu'écarter la faction du pouvoir serait un mal pour un bien. Débarrassés de différentes responsabilités politique, nos scientifiques pourraient pleinement se consacrer à l'innovation. De plus, à mon sens, les multiples maladies liées aux conditions de vie, notamment dans les districts les moins bien lotis, sont autant de problèmes plus urgents que l'assainissement des égouts. D'où l'importance de donner plus de pouvoir à l'Apothicariat.

Le problème de cet argument, c'est qu'il était à double-tranchant. Otton pouvait bien rétorquer que sans responsabilités politique, les médecins pouvaient tout aussi bien travailler à améliorer les conditions de vies à la Borée, Domus ou encore dans les usines.

Cependant, il me semble évident que l'arrivée de l'eau courante et l'assainissement des égouts jouera un rôle majeur dans notre quête pour offrir à tous une vie meilleure. Comme si lui, petit-fils de Prince qui avait toujours eu tout ce qu'il voulait, s'en souciait vraiment ! De mon point de vue, l'Apothicariat a plus besoin du pouvoir que l'Académie. Mais il va sans dire que les deux factions devront travailler main dans la main pour faire avancer les choses.

Son argument sur la sécurité d'Excelsa n'avait pas fonctionné aussi bien qu'il l'espérait. Le jeune Shah serrait les dents : comment pouvait-il faire pencher la balance en sa faveur ? Si les 25% de production supplémentaires seraient en majorité destiné aux défenses de la Ville, les revenus engendrés seraient surtout empochés par les magnats, il n'y avait aucun doute. Dans le lot, il y en aurait sûrement une poignée pour faire de jolis dons pour la bonne cause (et surtout pour se donner bonne image), mais le peuple ne bénéficierait guère de nouveaux accords favorables aux Industriels.

Je ne connais pas tous les détails des projets des producteurs d'armes, mais je suppose qu'avec une baisse des coûts de production, le Prieuré pourrait acheter plus de matériel.

Il n'allait pas dans la bonne direction. La Ville n'était pas menacée par ses voisins, et Alexander ne se risquerait pas à inventer un complot factice pour inciter le Prince à la prudence.

Nous savons vous et moi que l'ancienne Princesse Rectrice tenait à ses brevets autant (voire plus) qu'à ses enfants. Tous les domaines de l'Industrie bénéficierait de la perte du pouvoir de l'Académie. Potentiellement, ça signifie plus de revenus pour les entreprises, donc la possibilité de créer plus d'emplois. Avec plus d'effectifs, on aurait donc la possibilité de maintenir, voire d'améliorer nos délais de production, sans surmener nos employés.

Ça, c'était la vision idyllique. Dans les faits, si une entreprise créait des emplois, c'était dans le but de s'étendre, donc de faire un bond dans son rythme de production, donc de surmener encore plus de monde.

Il en était venu à faire état de sa détermination. Et la réponse d'Otton laissa courir un léger frisson le long de sa colonne vertébrale. Le Prince Prieur avait sa réputation, sa faiblesse, son talon d'Achille : le sexe. Si les relations entre Alexander et Thalia n'avaient pas été si délétère, Amélia aurait sans doute tenté d'obtenir une promesse de vote en jouant de ses charmes. Mais le temps leur manquait, et le jeune Shah allait devoir prendre une décision. Est-ce qu'il était prêt à aller jusque là ?

Je vais jouer carte sur table avec v... toi, Otton. Annonça-t-il, tiquant légèrement au moment de passer au tutoiement. Pas l'habitude de tant de familiarité. Je ne quitterais pas cet endroit sans une promesse de vote pour Lagunov.

Bordel, Amélia avait intérêt à convaincre Thalia aussi. Alexander avait sa fierté, et il la piétinait allègrement pour de la politique. Des années à se bâtir une réputation de chef d'entreprise intraitable pour offrir une reddition inconditionnelle au Prince Prieur, dans le cadre d'une affaire qui le concernait à peine. Ce n'était pas l'idée de coucher avec Otton qui le rebutait. Bon, il y avait quand même une petite pointe d'appréhension. Seul à seul avec un homme, Alexander n'utilisait généralement pas cette épée-là.

Qu'est-ce qu'il te faudra pour te convaincre de me faire cette promesse ?

Il fallait bien reconnaître que l’Académie de Hanae Ibhin était devenue vorace et corrompue, même si très efficace. Le concept des brevets et leur agressive protection ont raporté une fortune. Excellente gestionnaire, elle sut investir et presser ses scientifiques pour qu’ils lui ramènent encore plus d’inventions. Une grosse poule aux oeufs d’or, posée sur un piédestal. Un piédestal mérité, bien sûr, mais tout de même. Kruger ramènerait de la rigueur, peut-être même une certaine austérité, empreinte d’une forme de noblesse. On pouvait mal l’imaginer sniffer dans le fond de son carrosse sur la route de la prochaine soirée mondaine…

Otton sourit. Il avait vu assez de grèves brutalement réprimées pour savoir que les magnats de l’industrie excelsienne n’allaient pas redistribuer leurs richesses aux ouvriers à moins qu’on fasse venir une Guillotine aux portes de leur demeure. Cela n’allait pas changer. Même avec le plus bienveillant des apothicaires au Conseil, on ne pouvait s’attendre à des miracles.

Des armes, Otton en avait déjà plus que nécessaire. Aucune armada au monde n’avait autant de canons que la Flotte de l’Amirale O’Fell. Aucune citadelle ne pouvait rivaliser avec le Fort. Il fallait rester à la pointe de la technologie mais en l’absence de menace extérieure les performances de l’industrie étaient une considération secondaire… Et si la Ville devait être menacée, le Prieuré exercerait la pression nécessaire sur les universités et les usines pour que ses soldats aient tout ce dont ils pourraient avoir besoin. Rien ne motive une population autant qu’une armée ennemie à ses portes.

Non, en réalité, le Premier Prieur ne désirait qu’une chose. Et on s’apprêtait apparemment à la lui donner.

- Intéressant… Ca sonne comme une menace. Ou une promesse ?

Alexander n’allait pas le garder prisonnier, c’était certain… L’idée de tirer les armes au clair et s’affronter ici était alléchante, mais pas autant que la question du jeune Shah. Voilà donc le petit-fils de de Denvis Shah, frère de la terrible Amélia, prêt à tout. Cette idée procura à Otton un frisson qu’il ne put réprimer. Il préférait les relations de force plutôt que celles de pouvoir… La reddition d’Alexander aurait été plus délicieuse si elle venait au terme d’un duel acharné. Ou même d’une lutte à mains nues. Quoique, Alexander était probablement plus habile avec une arme que sans. La carrure d’Otton aurait été un avantage trop grand s’ils ne devaient compter que sur leurs poings.

Mais savoir un homme qui avait tout, depuis toujours en plus, prêt aussi ouvertement à tout ouvrait un nouvel horizon de possibilités.

- Ton dévouement à l’égard de ta soeur est remarquable. Mais tu te rends bien compte que si vous ou Lagunov essayez de nuire à la Ville et à sa Sécurité, vous n’échapperez pas à la Guillotine ?

Il était d’usage de ne pas pointer du doigt certains crimes, surtout lorsqu’ils étaient commis par des personnes riches et puissantes. Les entorses aux lois commerciales relevaient des problèmes de Thalia. Si elle souhaitait s’arranger, c’était son affaire. Les questions de la sécurité du territoire excelsien n’étaient pas que le métier du Prieuré. Là, il était question de foi et de fanatisme, en plus des traditions historiques. Alexander devait le savoir. Ce qu’il ne savait pas encore, c’était la nature de la demande qu’allait formuler Otton. Même s’il devait s’en douter.

- Si ta soeur veut son Prince Apothicaire, elle l’aura. Un frère aussi dévoué que toi saura certainement me convaincre. Je serais d’avis que tu devrais quitter les affaires et te retirer. L’Archipel Florès est un excellent endroit où se reposer, à ce que j’ai entendu… Est-ce un prix acceptable ? Ou en as-tu un autre à proposer ?

C’était plus vicieux que demander à Alexander de se déshabiller… Mais le Premier Prieur était vraiment prêt à accepter le départ d’un allié d’Amélia contre l’arrivée d’un autre. Un… duel, dans la sueur et sans vêtements, pourrait aussi le rendre plus conciliant...

Menace ou promesse ? Alexander sourit à cette question. Il est entraîné, plutôt bon bretteur, mais sérieusement... Avec son emploi du temps, son fleuret est passé au second plan, et même si ce n'était pas le cas, on parlait là du Premier Prieur. Le chef d'entreprise n'était pas de taille à proférer des menaces. Il n'avait pas d'hommes de mains qui attendaient à l'extérieur, prêt à encercler Otton et à le séquestrer jusqu'à obtenir une reddition sans conditions. Ils étaient deux hommes, face à face, verres à la main, en train de parler affaires.

Une menace ? Voyons Otton, je ne m'y risquerais pas !

Il rit brièvement avant de finir son verre. Vu ce qui pouvait suivre, il allait avoir besoin d'un petit remontant. Voire deux ou trois. Pour l'heure, son Altesse lui rappelait sans détour que les traîtres à la Ville ne connaîtraient aucune pitié. Le cadet des Shah fronça les sourcils.

Bien sûr que je m'en rends compte mais... à aucun moment il n'a été question de nuire à la Ville.

Un air un peu perdu se peignait sur le visage d'Alexander. Certes, le soutient des Shah à la candidature de Lagunov était porté par des intérêts commerciaux égoïstes, mais ça ne menacerait pas le bien-être d'Excelsa. Et sûrement pas sa sécurité : avec l'augmentation de la production industrielle globale, les armées ennemies n'auraient qu'à bien se tenir ! Évidemment, on pouvait argumenter que les expériences de l'Apothicaire demandaient des tests humains, mais la faction trempait déjà jusqu'au cou dans ce genre d'affaires louches sans que personne ne dise rien. Pareil pour les problèmes sanitaires dans plusieurs districts. Si une hausse des productions aggravait un peu la situation, les gens allaient continuer à se plaindre de la même manière. Et avec l'Apothicariat au pouvoir et l'Académie au boulot, on pouvait espérer trouver une solution.

Voilà, on y arrivait. La promesse de vote. Alexander se préparait à la demande qui venait. Tout Excelsa connaissait les penchants d'Otton Egidio. Quelle ne fut pas sa surprise ! Il écarquilla les yeux, sincèrement estomaqué. L'exil... rien que ça.

Je... vais me resservir. Tu veux un autre verre ?

Alors qu'il se dirigeait vers le bar, l'Industriel tentait de réfléchir, aussi vite que possible. Bon, il n'avait pas de drogues sur lui pour tenter une quelconque manœuvre... pourquoi est-ce que c'était la première idée qui lui était venue ?! Ensuite il y avait eu une pointe de soulagement. Il ne lui avait pas proposé de sexe, mais est-ce que c'était une forme de politesse, ou était-ce parce qu'il n'en avait pas envie avec lui ? Enfin, il y avait cette histoire d'exil... À la fois outrageuse et tentante. Dans les faits, Alexander avait amassé suffisamment d'argent pour se la couler douce à Florès, avec des cocktails et des femmes, pour le restant de ses jours. Il n'y aurait plus de stress, d'accords à négocier, de délais de productions, de bénéfices et de pertes, plus d'interactions avec Thalia, plus de disputes avec les actionnaires... autant de choses qu'il ne regretterait pas. Mais... il ne pouvait pas partir comme ça, laisser Amélia seule.

Le jeune homme reprit place, rendant son verre à Otton. Que dire... que faire ?

C'est vrai que l'archipel Florès est un endroit très agréable... surtout en cette saison. Mais... Inspiration. Expiration. Il ne pouvait pas accepter. Bordel, que s'apprêtait-il à faire. Deux longues gorgées de whisky, la veste de son costume glisse le long de ses bras, révélant une chemise cintrée mettant en valeur sa silhouette. Sa main s'avance vers celle du Prince.

J'aime trop la Ville pour la quitter ainsi. N'y a-t-il... vraiment rien d'autre que je puisse faire pour te convaincre ?

Amélia avait vraiment intérêt à conclure un meilleur deal avec Thalia...