I will bury your god in my warm spit [Salwa]

On fait une rafle sur le port, pour les contrebandiers. C’est idiot comme tout : on se pointe, on pends les mecs louches par les pieds et on les secoue pour récupérer tout le duty free qui leur tombe des poches. J’en ai fait plein des trucs comme ça. On s’ennuie, il fait froid (parce que c’est toujours le soir ou le petit matin). Je suis là pour faire le putain de chien de berger et me téléporter devant les fuyards. C’est tout. Je connais même pas les autres prieurs qui sont ici. Moi, la fraude fiscale… c’est pas trop mon rayon. En fait, j’ai rarement la vision d’ensemble de ce que je fais en dehors du Fort. « Va là, fais ça ». Je me greffe sur les opérations qui nécessitent un type capable de se déplacer très très rapidement. Ça me convient.

Sauf quand il fait très froid au petit matin. Je croise les bras sur la poitrine. Je suis assis sur un toit, une vue superbe sur la mer. Position parfaite pour bien prendre le vent.  Ça fait une heure que j’attends que les autres se déploient comme il faut. Ils sont en civils, je ne les repère pas très bien (de toute façon y en a qu’un seul qui doit m’envoyer le signal). Ils faudrait qu’ils se grouillent. Le soleil est en train de se lever, et ça va bientôt se voir qu’il y a un guignol en rouge sur le toit.
Ah, enfin.

Ça devient normalement chiant comme ça aurait dû l’être depuis le début. Je me téléporte près des gens qui fuient. D’une façon ou d’une autre, la personne s’immobilise (la plupart du temps, apparaître de nul part devant quelqu’un suffit à l’impressionner). Un prieur normal – un chiant qui se téléporte pas, donc – s’occupe du bébé et je pars ailleurs. Chien de berger quoi. Je sais même pas qu’est ce que pourquoi. Qui sont ces gens sur lesquels je braille ? Qu’est ce qu’ils ont fait ? Aucune idée, mais j’espère que j’aurais mon su-sucre à la fin.

J’aborde un mec. Il y a une rouquine pas loin. Je me méfie pas trop, je dis au bonhomme qu’il doit mettre les mains en l’air et attendre que et…. Wow, wooooow. Il est pas passé loin le coup de couteau. J’ai vu le brillant d’une lame passer très près de mon estomac.
Alors, théoriquement, je peux faire la poupée vaudou humaine et renvoyer mes blessures sur autrui. Qui je veux, quand je veux. Est ce que c’est pour ça que me prendre un coup de couteau dans le ventre me fait plaisir ? Pas du tout. Ça m’est arrivé une fois d’avoir un couteau dans le ventre. Y a aucune avenir là dedans. Pire douleur de ma vie, six mois de convalescence (j’étais moins doué en magie à l’époque). Enfin c’est un sujet sensible quoi. Bizarrement, quand on essaye de m’éventrer je monte tout de suite dans mes tours.

Je sors mon flingue et je crie au gars de balancer son arme. Il le fait. Mais peut être qu’il en a une autre. Peut être qu’il cache une tronçonneuse dans son futal. On est jamais trop méfiant.
Et la rouquine là.
Hein.
Quand je suis arrivé, elle écrivait.

Qui écrit dans la rue au petit matin comme ça ? Ça n’existe pas. Je détourne le canon de mon arme de quelques degrés pour pointer sa tête. Ça pourrait être la comptable d’un immense trafic, ou alors elle égorge des gens avec son stylo. Tout est possible.

- Toi ! Rouquine ! File moi ce que tu écrivais ! Tout de suite !

La nuit était bien avancée et avait même réussi à rafraîchir l’atmosphère au point qu’elle avait pu enfiler une tenue fermée et sombre. Elle avait réussi à trouver dans sa garde-robe de mission qu’elle s’était constituée au fil des années un chandail de coton noir rayé de bleu marine, boutonné sur l’épaule comme n’importe qu’elle marinière. Un sarouel noir complété par des sortes de ballerine de cuir Elle avait profité de l’absence du soleil pour se promener tête nue les cheveux simplement noués sur la nuque descendaient entre ses omoplates. Son carnet accompagné du crayon qui lui permettait de dessiner en même temps que de prendre des notes était glissés dans un petit sac à dos de toile sombre à la couleur indéterminée. Le tout complété par sa peau que la poussière des quais avait maculée comme après une journée de pénible manutention histoire que sa blancheur ne la trahisse comme très éloignée des activités de plein air qui vous tannent le cuir et vous donne des couleurs inappropriées à son sens de l’esthétique et de l’élégance. Elle était venue trainer durant l’après-midi pour repérer les lieux et s’en faire une idée plus précise que ce que le nuit lui permettrait et c’est dès la nuit tombée qu’elle était revenue espionner le quai navire incriminé par une de ses sources dont elle avait renoncé à savoir s’il était oisillon, milicien ou même prieur, même si la troisième possibilité était peu probable. En tout cas, ce n’était pas la première fois qu’elle avait eu affaire avec lui et il s’était toujours montré fiable. Il faut dire qu’il s’y retrouvait financièrement parlant et avait tout intérêt à ce que sa collaboration avec le rouquine qui ne lui en avait pas dit plus à son sujet qu’elle n’en avait appris sure lui, perdure.

Elle était là depuis des heures à guetter le Pueyrredón battant pavillon Suranais, à quai depuis le matin et qui avait déchargé sa cargaison dans l’après midi une fois les formalités administratives effectuées. Si elle en croyait son enquête et la dernière information de sa source, une transaction moins licite devait se dérouler cette nuit en profitant que la capitainerie était plus ou moins endormie tout comme le reste de la cité d’ailleurs, hormis toux ceux qui profitaient de la fraîcheur nocturne pour prolonger leurs activités professionnelles ou festives. Le bateau est de taille respectable et de jour on pouvait voir trois passerelles permettant d’y embarquer. Deux cheminées vapotent doucement signe que le mécanicien ne veut pas laisser refroidir ses chaudières et que le navire doit réappareiller bientôt, sans doute au matin suppose la rouquine.

Mais ce n’était pas le trafic en lui-même qui l’avait amenée à se trouver là cette nuit, mais plutôt tenter de faire un reportage sur les interventions du prieuré face au crime plus ou moins organisé. Ce n’était pas Assise entre des caisses vides abandonnées sans doute provisoirement, sur les quais elle avait réussi à s’installer pour avoir une vue imprenable sur le steamer. Elle avait schématisé l’endroit en un plan le plus précis possible afin de pouvoir matérialiser des actions qu’il ne lui serait pas faciles de décrire en temps réel. La nuit commençait à lui paraître longue et elle se demandait si ses sources étaient vraiment dignes de confiance. Premièrement y avait-il vraiment un transfert de marchandise prévue ce soir et deuxièmement le prieuré en était-il effectivement informé ? Elle avait eu le temps d’ajouter des croquis des différents points de vue qui s’offraient à elle, la proue du navire, le quai et ses grues et même les hangars en arrière-plan, côté continent. Elle était assez fière de ce qu’elle avait réalisé, mais elle n’était pas là pour ça.

Le quai ne semble pas retenir l’attention de grand monde si ce n’est quelques dockers désœuvrés qui discutent par petits groupes ou casse une croute bien méritée. L’un d’eux s’était installé sur une bite d’amarrage non loin de ses caisses et puisque les choses ne semblent pas devoir bouger, elle se mit en demeure de le croquer un peu pour passer le temps et toujours un peu par goût du dessin qu’elle avait découvert durant ses cours au Conservatoire.

De temps à autre, elle jette un regard alentours pour s’assurer qu’elle ne manque rien de ce qui se trame dans le secteur. La lumière falote d’un bec de gaz éclaire le visage rude qui parait attendre quelque chose. De son côté, la jeune femme commence à sentir la dureté du sol sous son postérieur et elle a une furieuse envie de se dégourdir un peu. Ce serait trop bête de mettre toute cette patience en danger sous prétexte qu’elle ne serait pas capable d’endurer si peu de chose. Et puis un ballet d’hommes et de caisses commence empruntant une passerelle qui relie le pont surélevé du navire au quai. Le docker relève brusquement la tête et tout en cherchant quelque chose du regard jette à l’eau le reste de son quignon de pain. Silencieusement, la journaliste pivote sur son fessier pour suivre le regard de son modèle et tressaille à la vue de la scène qui débute derrière elle mais semble la cerner de plus en plus. Déjà elle sent l’adrénaline se répandre en elle et le battement de son cœur changer de tempo. Elle pensait que le dispositif était déjà en place et de toute évidence elle avait deviné juste bien qu’elle ne l’ait pas identifié. Bien lui en avait pris d’arriver de bonne heure car la nasse mise en place par le prieuré s’était disposée tout autour d’elle et elle n’aurait pas pu en approcher ensuite. Rapidement elle reprend le plan des lieux et y ajoute les croix sensées représenter les hommes en rouge, en civil pour l’occasion et les ronds matérialisant les trafiquants. Des flèches décrivant les mouvements des uns et des autres complètent bien vite le croquis.

Deux de ceux qu’elle suppose être des forces de l’ordre dépassent la passerelle et se perdent dans la nuit suivis bien tôt par un autres. Ce n’est qu’ensuite que les autres se rapprochent de la passerelle. La jeune femme imagine une manœuvre de tenaille entre quai et pont du bateau si tant est que les premiers prieurs aient réussi à se glisser à bord par une autre passerelle sans alerter les malfaiteurs. Elle approuve intérieurement la stratégie ce qui ne lui coute rien, elle qui n’en est pas une spécialiste.

Elle oublie complètement son petit corps douloureux mais si peu pour risquer un œil entre les caisses et ne rien perdre de l’action. Tout avait commencé dans le silence mais tout à coup des cris prouvent que les choses ne se sont pas déroulées aussi en douceur qu’on aurait pu l’imaginer. Peut-être les prieurs ont-ils présumé de leurs forces. Un coup de feu et des oisillons rompent le filet qui les encercle. Pour eux c’est la liberté. Jusqu’au moment où…

*Mais d’où sort celui-ci ?*

Pas d’erreur, c’est un prieur qui affiche sa couleur écarlate et qui est apparu comme par enchantement devant les fuyards. L’un d’eux est déjà interpelé, stoppé net dans sa fuite. Une détonation, Un deuxième est blessé par un projectile, trébuche et renverse les caisses qui abritent la jeune femme un instant estomaquée par la rapidité de l’action. Sans doute trop fascinée par la scène qui se déroule devant elle, ou trop occupée à prendre ses notes elle a mal évalué la distance qui la séparait de l’action et la voilà au beau milieu de l’échauffourée. Elle roule sur le dos et tente de se relever pour se cacher derrière le premier obstacle qu’elle pourra trouver. Ce rouleau de filet qui attend le chalutier qui doit le prendre à son bord ? A demie pliée en deux, elle rentre la tête dans les épaules et se faufile entre les caisses renversées qui l’ont trahie. Il lui semble sentir une main sur sa cheville en tout cas, elle trébuche et rue de son pied libre. Un cri de douleur lui confirme qu’elle est dans de sales draps, mais sa jambe est libérée. Elle se redresse, il est temps qu’elle s’éloigne tant que rien de fâcheux ne lui est encore arrivé. Dans sa tête tournoient les images de l’assaut et surtout cet homme capable de disparaître et réapparaitre à l’endroit choisi. Elle a déjà entendu parler de la magie des hommes en rouge mais n’y avait jamais assisté. Le spectacle est stupéfiant et ses yeux ont du mal à réaliser que ce puisse être vrai. Elle finit par atteindre filet salvateur. Ce serait trop bête maintenant de ne pas voir le dénouement de cette pagaille. Son carnet ! Vite ! Des croix, les ronds des flèches mais aussi de nouveaux symboles et cette croix astérisque qui apparait ça et là sur le quai. Obligée de la numéroter !

Il semble qu’il jette un œil de son côté tandis qu’il interpelle un nouveau malfaiteur. Mais ce dernier ne semble pas vouloir l’entendre de cette oreille et la rouquine retient son souffle au moment où une arme blanche jaillit en direction du ventre du l’homme magique qui ne semble pas disposé, lui, à tergiverser. Les armes à feu semblent autant son rayon que la magie. La fille est impressionnée mais n’a pas le temps de le manifester ni de l’écrire. Lorsqu’elle relève la tête après une ultime griffouillade, c’est pour voir la gueule du pistolet braquée sur elle et entendre résonner un ordre et ce n’est pas la peine d’espérer une méprise, c’est bien à elle que ça s’adresse.

Si c’est possible son rythme cardiaque accélère encore. Ses notes ? La première pensée est que non ce n’est pas possible. Hors de question qu’elle s’en sépare. C’est certain elle tient quelque chose. Mais l’analyse de la situation lui indique qu’elle va avoir du mal à désobéir. Sauf si !...

« Attention ! Il s’en va ! »

L’homme au couteau ne semble pas avoir envie de jouer les spectateurs et tente de prendre la poudre d’escampette. Celui-ci semble des plus réactifs. S’il ne se fait pas prendre ce soir, un bel avenir s’ouvre devant lui. Salwa tente de rendre exemple sur lui en profitant du coup d’œil que lance le prieur du côté du fuyard, mais elle n’a pas fait deux pas que la réalité la rattrape. La fuite n’est pas la bonne option et elle renonce. La démonstration de téléportation suffit à lui prouver qu’elle n’a que peu de chances d’échapper à son berger, armé qui plus est. Elle fait face au magicien avec la tête des enfants pris en faute mais qui attendent qu’on passe l’éponge. Elle finit par lever les mains en l’air, la gauche tenant toujours le carnet et le crayon qu’elle n’a pas eu le temps de ranger dans son sac. Patiemment elle attend que le prieur approche avec un air de contrition et de cocker battu…

Arg, il s'enfuit ! Le mec qui a essayé de m'éventrer s'enfuit ! Pourquoi ils font toujours des choses débiles dans ce style là ? Pourquoi essayer de me battre à la course ? C'est fatigant et inutile. Je me détourne de la rousse pour me mettre à chasser le fuyard. C'est un homme plutôt jeune qui arbore l'expression du gibier acculé, ça se voit qu'il va faire de la merde parce qu'il est désespéré. Désespéré par quoi ? Je ne sais pas, mais probablement que la fouille de ses poches va donner des résultats rigolos. Je déteste les forcenés qui se sentent acculés face au Prieuré. C'est les pires. Ils... bah ils t'attaquent à coup de couteau pour fuir, quoi. C'est pas très gentil. Je t'ai expliqué : même si j'ai le pouvoir magique de me guérir, c'est pas pour ça que je me prends des blessures mortelles en riant. Ça fait mal, bordel.

Mais ben... ce qui s'est passé, c'est que le fuyard a très vite croisé une prieuse. Une qui se téléporte pas, telle une idiote. Elle n'a pas vu le forcené lui foncer dessus par la gauche, occupée à ouvrir une caisse avec un pied de biche. Elle est donc bêtement restée dans le passage, et s'est prise un magistral coup de surin dans l'épaule. Le fuyard a armé son bras pour un second, sûrement dans le but de la frapper à la gorge ou quelque chose de ce style.

Je peux pas tirer je risque de rater. Il reste une autre option. Je n'aime pas me faire poignarder, mais j'ai très envie de bien faire. Si une collègue se fait tuer sous mes yeux, c'est une mauvaise journée.
Puis j'ai toujours rêvé de m'interposer héroïquement comme un gros martyr (oui, c'est incroyable, tu ne vas jamais le croire mais j'ai un petit délire malsain là dessus. Si si). Avec plein de gens qui regardent autour. Et après on me dit que c'est bien et que j'ai été très brave. Que j'ai beaucoup souffert à cause des criminels mais que tout va mieux grâce à moi maintenant. C'est proche du désir sexuel, ça se passe à un niveau tripes en tout cas. Quand on prend en compte que ma définition d'un chouette après-midi c'est de m'automutiler dans ma chambre, ça fait sens.

Donc je me suis téléporté pour m'interposer comme un gros martyr. J'ai pris un coup de couteau dans les côtes, c'était horriblement douloureux, surtout quand un de mes poumons s'est fait crever comme un vieux ballon. La sensation de la lame qui ressort n'était pas très agréable non plus. J'aurais presque préféré qu'elle reste à l'intérieur.
Normalement c'est le genre d'expérience qu'on ne fait qu'une fois, plutôt vers la toute fin, et on a pas l'occasion de regarder la chose se faire avec détachement. C'est la première fois que je me prends délibérément un coup pour le renvoyer à quelqu'un. Tout se déroule très rapidement. Le fuyard n'a pas le temps de m'achever parce que c'est lui qui a le poumon crevé.

Dans le feu de l'action, l'utilisation de la magie s'impose d'elle même. Une fois que j'étais tout poignardé, ma seule envie était de refiler ma blessure à quelqu'un d'autre. Je me suis aussi dit que je ne recommencerai plus jamais ce genre de petit tour, que j'allais arrêter d'être vicaire et refaire ma vie dans une ferme très très loin où je ne croiserai plus personne. Mais cette pensée a duré une demi seconde (une demi seconde de souffrances abominables, j'insiste).

Donc tout ça s'est déroulé à à peine quelques mètres de la rouquine. Le fuyard s'est mis à pisser le sang. Par la bouche et le nez en plus de la blessure. Le coup dur quoi. Il a très nettement arrêté de fuir, il s'est écroulé sur les fesses. Il fait des bruits de noyades, ça fait mal à voir. La prieuse qui n'est pas morte aujourd'hui s'examine l'épaule d'un air effaré. Un autre collègue arrive. La seule séquelle qu'il me reste de l'utilisation de la magie, c'est une quinte de toux parce que j'ai l'impression d'avoir fait une fausse route avec un grand verre de sang cru (le mien, en plus). Ah ! Et un autre uniforme de bousillé. Qu'est ce que j'en déglingue en ce moment. Ils vont m'engueuler au linge. Mais c'est pas ma faute ! On m'a dit d'intercepter les fuyards, et moi, j'intercepte. Voilà. J'en étais où déjà ? La rouquine ! Elle écrivait des trucs.

Je fonce vers elle. Avec mes jambes, sans me téléporter. Je suis sûr qu'elle a essayé de se barrer, elle a fait au moins dix mètres. Le tour que je viens de faire, je l'ai appris récemment et il me fatigue beaucoup. En fait, après ça j'aurais très bien pu demander une petite pause, mais je préfère aller emmerder la dame pour une seule raison : je déteste passer du temps avec mes collègues non-sorcier. Les prieurs qui ne se téléportent pas. C'est la majorité de l'effectif, en fait. J'ai du mal à communiquer avec sans passer pour un énorme cinglé. Ils ont tendance à être beaucoup trop émotifs devant les blessures c'est vraiment gênant. Et puis, qu'est ce qu'ils voient les gens ? Je suis apparu de nul part pour me prendre un coup de couteau, j'ai gerbé du sang à la figure de quelqu'un en révulsant les yeux et pouf, d'un seul coup ça va mieux et le mec en face est en train de crever. Même si c'est ma vie normale, j'ai quand même conscience que ça peut être un spectacle un peu inquiétant. C'est une mauvaise base pour faire connaissance. Je m'essuie le visage dans ma manche – mes fringues sont foutues de toute façon.

Avec les criminels c'est beaucoup plus facile de trouver de quoi discuter. Déjà, pour ce qui est du vocabulaire, je peux piocher dans le registre « ordurier » sans me prendre la tête. C'est la langue qu'on parlait à la maison quand j'étais petit, je peux y exprimer toute la profondeur de mes sentiments (mon amour des coups de couteaux dans le ventre, déjà). Et puis j'ai automatiquement raison. Ça facilite les échanges quand on est un peu timide.

- Toi ! Tu te barrais ? File moi tes trucs !

Je me tousse un peu de sang sur le menton. Vu comment je m'introduis en société, j'ai pas trop de mal à obtenir ce que je veux. Je lui arrache ses écritures des mains. Des écritures de sale criminelle. Je jette un coup d'oeil, même si j'ai pas mes lunettes (perdues, encore). Je vois... des dessins.

Y a pas beaucoup de dessins dans ma vie. Au Fort, tous les tableaux/sculptures/mosaïques/trucs servent à représenter des gens qui souffrent. Peut être que, parfois, quelqu'un a réussi à accrocher un paysage de montagne dans les toilettes, mais c'est vraiment rare. On va plutôt taper dans les visages grimaçants, les monstres, les flammes, les corps tordus. Dans absolument tous les couloirs (en grosse pierre sans fenêtre). A la rigueur, si l'artiste se sent d'humeur joyeuse, on peut rajouter une pincée de sexe par dessus. Les gens souffrent toujours, mais ils le font en étant nus, jeunes, et ligotés à des trucs (comme si j'avais pas assez de problèmes comme ça). Enfin voilà, pour moi l'art, les dessins en particulier, c'est quelque chose de pénible et anxiogène. Alors une criminelle qui dessine des bateaux au petit matin ? Ça pue la merde.

- C'est quoi ?!

Je lui agite la feuille sous le nez.

Salwa resta un instant interdite avant de reprendre ses esprits. C’est le genre de chose pour laquelle elle se giflerait si elle avait un peu de fascination pour la douleur ou l’auto-flagellation. Bref elle se détestait lorsque ses réactions n’étaient pas à la hauteur des circonstances. Il faut dire que la réaction du prieuré avait tout fait pour la déstabiliser. Elle s’était imaginé qu’il se contenterait de mettre le fugitif en joue et de lui décocher une balle létale ou non mais au lieu de ça il s’était lancé une nouvelle fois à sa poursuite, lui laissant la bride sur le cou et la possibilité de s’éclipser, possibilité qu’elle se montrait incapable d’exploiter. Cette prise de conscience agit comme un électrochoc et la journaliste prit ses jambes son cou afin de tenter de prendre le large. Après ce qu’elle venait de voir des compétences magiques de son prieur, il était évident qu’au moment où il établirait un contact visuel avec elle, il serait déjà trop tard. La seule solution était donc qu’il ne la repère pas. Se mettre à couvert devint la seule solution à son esprit. Là ! une pile de caisses vides ! Là-bas le pied d’une grue !

Les caisses c’était facile. Derrière, la confusion de la fin de l’intervention semble se résorber. Encore quelque gémissement et elle se lance vers le pied de la grue de là elle trouverait bien une autre cachette et puis ils auront bien à faire avec les autres trafiquants sans chercher une petite journaliste. Evidemment ce n’était pas évident qu’elle soit journaliste, mais la prendre pour un des malfrats ce serait tout de même abuser.

Mais il est des jours où la chance ne veut pas sourire. Entre le contrebandier qui renverse sa cachette et maintenant la voix qui lui crie que c’est trop tard pour penser à se faire la belle, ce soir n’est pas le sien. Pas la peine qu’elle se donne plus de mal. De temps en temps il faut bien reconnaître sa défaite. Elle stoppe sa course et se retourne au son de la voix qui l’interpelle, lentement pour laisser le temps à ce cauchemar de se dissiper. Mais non, l’homme en rouge est bien là avec sa voix de tonnerre. Elle e a déjà entendu des plus aimables et des plus mélodieuses et ce ton impératif ! Elle a horreur de ça. C’est un peu puéril mais elle tape du pied de désappointement et fourre son carnet derrière son dos.

C’est un peu comme s’il allait la passer à tabac cette façon de se précipiter sur elle. Elle s’attend à prendre un coup et tente d’esquiver sa charge, mais le prieur a une envergure bien trop imposante. Il se contente de passer son bras derrière et lui arrache son carnet des mains. Il est vraiment plus grand et costaud qu’elle et malgré l’effort pour resserrer sa prise sur le calepin, le tout accompagné d’une grimace d’effort, le fruit de son travail du soir lui échappe. Ce n’est pas ses protestations qui vont apparemment l’amadouer !

« Hey ! C’est à moi ! »

Mais, elle lui aurait servi la météo du jour que ça lui aurait fait plus d’effet. Le voilà qui se permet de feuilleter son carnet ! Elle croise les bras de fureur, les sourcils froncés. Mais c’est pas vrai ! Elle est pas tombée sur un demeuré tout de même ! Un mec qui peut se téléporter peut pas être un vrai crétin avec des questions à la con !

Elle profite qu’il lui brandisse son carnet sous le nez pour tenter de remettre la main dessus mais elle n’est pas assez vive et puis il doit être rompu à ce genre de situation.

« Ca se voit pas ? Des croquis ! »

Et puis elle réalise qu’elle est en train de se faire guider par sa déception et se radoucit. Ce n’est pas en se montrant retorse qu’elle gagnera quoi que ce soit. Alors elle se radoucit et prend un ton suppliant en accord avec son regard implorant.

« S’il vous plait, rendez-le-moi. Vous voyez bien que ce n’est rien d’important. J’aimerais rentrer chez moi maintenant. »

Elle n’est pas bien certaine que le rôle de l’ingénue égarée sur les quais au petit matin et qui dessine des croquis dans le noir prenne chez le prieur, mais qui ne tente rien n’a rien. Alors, elle complète sa supplique par le triste sourire de celle qui admet sa défaite mais demande un peu d’indulgence.

Ma situation devient inconfortable. Je regarde les « croquis ». C'est le port, avec des croix et des bidules. Ça a l'air bizarre. Mais la fille... ben elle est jeune, habillée proprement. Un teint à prendre des coups de soleil. Rien qui n'évoque le grand banditisme, le danger.
Ça reste étrange de faire des plans à cette heure ci. Je ne voudrais pas passer à coté de quelque chose. J'ai pas été très utile pour la Ville ces derniers temps... j'ai peut être mis la main sur le très jeune consigliere de la mafia locale. Ça serait cool. Mais peut être que c'est juste une artiste insomniaque. Je crois que je vais devoir faire quelque chose de très désagréable : demander conseil à un autre prieur.

En tout cas sa réaction me fait pas me sentir du coté du bien. J'ai l'habitude qu'on m'insulte, qu'on se mette à pleurer, qu'on essaye de me tuer. Pas qu'on soit indigné parce que j'ai pris un cahier. J'aime pas qu'on me sorte de mes rails. Si il faut insulter ou frapper ça va, c'est un rôle que j'ai appris au fil des années en copiant les autres. C'est facile. J'ai quand même vingt ans de boutique. Mais quand les gens réagissent comme dans une conversation normale je ne sais plus où me mettre moi !
Non, il faut être raisonnable. On est face à des documents écrits, quelqu'un habillé proprement. Ça dépasse largement mes compétences.

- J'en sais rien si c'est important. C'était pas l'endroit et l'heure pour dessiner en tout cas. C'est quoi les croix ? … HE FRERE FABIO VENEZ VOIR.

Je ne lui ai pas laissé le temps de répondre à la question, je n'y ai pas pensé. De toute façon elle va me mentir, cette sale criminelle.
Frère Fabio c'est celui qui avait l'air le plus disponible dans le coin – la sœur blessée a un peu désorganisé les alentours. Il est grand et tout pâle aussi, mais dans un autre genre. La rouquine ça va, mais moi j'ai l'air mourant (cernes bleues, tout ça), et lui il a une couperose du plus bel éclat. Rien qu'à voir sa tête dans la lumière des lampadaires, je me dis qu'il va pas décoder grand chose sur le « croquis ». Il avait l'air plus éveillé, tout à l'heure, quand je l'ai croisé vite fait de dos. Bon tant pis hein.

- Vous voyez quoi vous là dedans ?

Je tends le carnet à frère Fabio. Il ne le prend pas et il jette des regardes inquiets. Panique à bord. OK celui là il sait pas lire. Normalement au Fort on apprend ça, mais certains y sont plus poussés que d'autres. Moi ça m'a servi après alors j'ai retenu, mais je comprends que ça passionne pas tout le monde. C'est juste que là j'aurais aimé qu'on passe pas pour des blaireaux devant la dame.

- C'est des dessins !

- Ah ! D'accord ! Parce que pour la lecture, j'pense que les trois quarts de l'équipe tu peux pas compter dessus... d'ailleurs on se tutoie ? Je trouve ça plus sympa quand on bosse ensemble. Alors elle a fait quoi la petite dame ?

Mais pourquoi il me raconte sa vie ce con. C'est pas le moment on est cerné par des criminels dangereux !

- Des dessins !

- Oh c'est trop bien fait ! C'est pour quoi les croix m'dame ?

La petite rouquine reste bien campée sur ses deux jambes légèrement écartées et les bras croisés. Elle sent monter quelques motifs de satisfaction. Cela faisait quelques minutes qu’elle avait la sensation que tout s’acharnait contre elle. Mais visiblement, le prieur qu’elle a en face d’elle n’est pas trop expéditif et c’est une chance pour elle. Ce n’est pas la réputation qu’ils peuvent parfois avoir. Il faut dire que pouvoir exécutif et judiciaire dans les mêmes mains ça n’invite pas à beaucoup de réflexion.

Elle garde un silence têtu et plein de reproche à l’égard de celui qui manifestement, et malgré sa circonspection s’apprête à commettre une erreur judiciaire. Elle n’a pas l’air de trouver que la bonne tête de moins qu’elle a par rapport à l’homme en rouge soit un handicap dont elle doive se préoccuper. C’est pour l’heure le devenir de ses croquis qui la préoccupe. Manquerait plus que ça qu’il les garde voire même qu’il les détruise ! Toute une nuit de travail gâchée parce qu’il se montrerait trop méfiant !

Il ne va pas les regarder comme ça pendant le reste de la nuit tout de même ! Ce ne sont que des croquis à l’exception de quelques dessins sur lesquels elle s’est un peu appliquée pour tuer le temps mais qui pourrait faire l’affaire un peu travaillé pour illustrer son article qui pour le moment a l’air de vouloir s’envoler à tire d’ailes. Elle aurait envie d’exprimer son impatience, mais l’embarras du prieur fait plaisir à voir et pour le moment jouerait plutôt en sa faveur. En tout cas c’est ce à quoi elle aurait envie de conclure.

Comme s’il y avait un endroit et une heure pour dessiner et faire son travail en général. Est-ce qu’elle lui demande si c’est une heure pour se téléporter dans tous les coins du port ? Elle prend une inspiration pour répondre mais devant le peu d’écoute dont elle va être gratifiée, elle préfère se taire et garder son calme. Le calme lui a toujours réussi et si elle ne nature impatiente ne ce qui concerne la menée de ses affaires, elle évite toujours les réactions disproportionnées qui donneraient de toute façon des armes contre elle à ses interlocuteurs.

Elle se demande néanmoins pourquoi il a besoin de demander l’avis d’un ses confrères. Pour être honnête, elle préfère négocier avec un seul prieur plutôt que deux. S’ils n’ont pas les mêmes points faibles ça complique les choses, elle va devoir se rabattre sur l’amour de leur fonction qu’ils doivent avoir en commun à moins que l’homme en rouge ait une place particulière puisque c’est le seul qui ait gardé son uniforme et le seul qu’elle ait vu se téléporter. Ce n’est pas le moment de se réjouir mais elle garde cette idée dans un coin de sa tête et patiente jusqu’à l’arrivée du dit Frère Fabio. Elle ne peut empêcher un haussement de sourcil vite réprimé tandis que le prieur écarlate lui tend le carnet en le questionnant. L’habit ne fait pas le moine mais à première vue ce n’est pas à lui qu’elle aurait pensé pour un avis éclairé. Elle se demande s’il est à jeun dans l’exercice de ses fonctions et si l’autre ne l’a pas convoqué pour lui faciliter la tâche. A partir de quel degré d’alcoolisme la prieuré réforme-t-il ses hommes ?

De toute façon, elle ne perd rien pour attendre. Elle sera sans doute détrompée et Fabio pourra-t-il répondre à toutes les interrogations de son collègue. Et bien non ! Parfois la vie est sans surprise et ce n’est pas plus mal parce que les surprises de la nuit jusqu’à présent n’ont pas tourné en sa faveur. Mais pour le coup cette surprise elle ne sait pas trop quoi en faire. Visibleme,nt elle passe vraiment pour une artiste aux yeux du prieur c’est plutôt flatteur et ça innocente quelqu’un qu’on soupçonnerait d’un quelconque délit. Alors elle joue comme souvent la carte de l’apaisement. Elle sourit au nouveau venu et replace gracieusement une mèche de cheveux derrière son oreille.

« Merci c’est gentil. Les croix ? C’est très pertinent comme question. A quoi est-ce que cela vous fait penser? Vous avez le droit de ne pas penser à la même chose que moi vous savez… C’est ce qui en fait l’intérêt »

Elle évite de croiser le regard de l’homme en rouge mais se demande ce qu’il doit penser de la situation. Pour le moins, la situation qu’il voulait éclaircir ne doit pas être plus limpide pour lui et il doit pester contre son balourd de collègue, contre lui aussi de n’avoir été pas mieux inspiré.

J'ai froid. Le coup de couteau a fait des trous dans mes fringues. Et puis j'aime pas qu'on voit un morceau de mon dos ça me stresse. Je croise les bras sur la poitrine. La rouquine nous sort un truc perché d'artiste consommateur d'opium. Elle se fout de nous ! Où va le respect ? Moi je joue pas aux devinettes !

Je jette un coup d’œil mélancolique au Fort, là haut. On le voit bien à la lumière de la lune, le ciel est clair. Grand machin en pierraille noire. Ça me serre le cœur de le voir de l'extérieur, ça veut dire que je suis pas dedans.
Frère Fabio, après la réponse de la dame, me jette un regard perplexe :

- Et donc... c'est quoi qui t'inquiète avec des dessins de bateaux ? En plus, regarde, on reconnaît les maisons et tout !

Mais ça va pas du tout comment il me parle devant la dame ! On doit faire peur ! Il sort complètement du rôle avec son attitude de connard défoncé à la poudre lunaire. Ça me fait sortir du mien. J'adopte une posture un peu plus recroquevillé, celle que j'ai quand je parle à un être humain (les sales criminels ne font pas parti de cette catégorie).

- Mais... je... mais c'est suspect ici à cette heure là ! Ça pourrait être des plans de euh... euuuuh... je sais pas moi... des... Ils arrêtent pas d'inventer des nouveaux trucs de toute façon...

- Quels trucs ?

Je me mets à me ronger l'ongle du pouce. C'est une conversation avec un quasi inconnu beaucoup trop longue pour moi. D'habitude je fuis de stress bien avant ça.

- Bah euh... les... je sais pas... bah j'ai un exemple mais euh... enfin, rien que l'autre jour, y a un type... habillé tout en noir avec un masque bizarre, mais un masque tout en ferraille qui...

Qui faisait un peu peur.

- Enfin très bizarre. Il m'a rien dit il m'a foncé dessus comme un sourd en agitant une épée. J'étais même pas en service. Me dites... me dis pas que c'est pas un truc de barjot tordu ça.

- Ah c'était toi ? C'est quoi un « fleuret » ? On m'a dit qu'il avait ce truc là, mais j'ai pas osé demander ce que c'était pour pas passer pour un con.

Il prend pas ces égards là avec moi. J'aimerais bien lui expliquer ce que c'est pour qu'il soit impressionné par ma science, mais j'en ai aucune idée non plus. Je hausse les épaules. Et puis je grimace. Ah merde oui, c'est vrai, le silice. Parce que pour faire de la magie il faut que j'ai mal. Donc ça s'anticipe. Donc je prends des accessoires crado avec moi. Ou plutôt sur moi. Comme il faut changer d'endroits de temps en temps pour pas que ça s'infecte, j'ai ce qui ressemble à du fil barbelé autour du ventre, niveau estomac. C'est le genre de chose que j'aimerais ne pas avoir à expliquer à des gens, merci beaucoup. En plus celui là je vais vraiment devoir attendre d'être rentré pour l'enlever, vu que c'est sous mes vêtements. C'est plus pratique aux poignets ou aux chevilles. Enfin bref, j'ai mal et ça m'énerve.

Je me tourne vers Rouquine :

- C'est quoi les croix alors ?

Je lui fait mal par magie. Enfin j'essaye. Ça tient deux secondes parce que je m'en suis déjà beaucoup servi aujourd'hui et que je suis fatigué. J'ai oublié. La dame a à peine le temps d'avoir horriblement mal que c'est fini. Fabio a sursauté quand elle a crié. Il ne doit pas avoir l'habitude de voir des vicaires faire des trucs chelou sur un coup de nerf.

Je m'adosse à des caisses qui traînent là, j'ai la tête qui tourne. Froid. Ça va passer vite mais c'est pénible.

- Bon ! C'est quoi les... les putain de croix ?!

Fabio me lance un regard choqué.

- Ah m'dame je crois que le vicaire a pas le goût pour l'art. Il faudrait mieux pour vous lui expliquer votre truc.

Visiblement le prieur rouge n’est pas au mieux mais elle peut le comprendre après la débauche de magie et donc d’énergie qu’il vient de mettre en œuvre. Et puis le petit matin c’est l’heure où la température est le plus basse, même si en cette saison, les nuits ne sont pas spécialement fraîches. Même elle sent un frisson de froid lui courir dans le dos et la nuque. A moins que ce ne soit la fatigue. Si tout s’était bien passé elle serait déjà couchée au risque même de ne pas profiter des heures supportables du matin et de devoir sortir par la fournaise de ‘après-midi. Ou bien aurait-elle travaillée chez elle. Mais ce n’est pas le moment de refaire l’histoire, elle a des notes a récupérer et des prieurs à convaincre. Elle sait que seuls sa présence d’esprit et son esprit d’improvisation pourront la sortir du mauvais pas dans lequel elle se trouve et que penser à ses draps ne l’aidera en rien.

Alors tous ses sens sont en alerte, tous ses sens et son intuition afin de décrypter les attitudes des deux prieurs. L’homme en rouge ne semble pas plus enchanté qu’elle d’être là si elle ne juge son regard vers son quartier général qui domine la cité ou alors cherche-t-il, lui aussi, l’inspiration ? Cela lui ferait de toute façon un point commun avec la rouquine même si ce serait un peu léger comme base pour l’amener à plus de compréhension. Pour l’heure observer semble donc la posture la plus raisonnable et la conversation des deux hommes est plutôt encourageante et malgré sa stupidité apparente, ou à cause de sa stupidité apparente, frère Fabio commence à recueillir la sympathie de la journaliste. Il ne parviendra peut-être pas à emporter la conviction de l’autre qui a l’air plus circonspect même s’il n’a pas forcément la main heureuse dans le choix de ses conseillers, mais les tergiversations pourraient lui être profitables. D’un autre côté c’est vrai, quoi, un dessin c’est tout de même inoffensif. Par chance, c’était le meilleur moyen de prendre des notes cette fois et c’est moins évident que des phrases. Elle ne peut que se féliciter de cette inspiration qui ne visait pas les regards indiscrets des prieurs ou des malfrats, mais était dicté par le nécessité.

Petit à petit la rouquine se détend un peu à mesure que les deux prieurs semblent entrer dans un débat sur l’importance de ses croquis. Elle rejette des mèches que le vent de cette fin de nuit lui envoie dans le visage, puis finit par laisser pendre son bras droit dont la main gauche prend le coude dans une position plus neutre que ses bras croisés qui exprimaient toute sa mauvaise humeur à l’encontre des événements et de l’homme écarlate en particuliers. Elle plisse légèrement la bouche sur le côté en attendant qu’ils se décide. Visiblement Frère Fabio ne reçoit pas toute l’indulgence et la compréhension qu’il était en droit d’attendre de l’autre. Visiblement, ce dernier n’est pas très réceptif à ses arguments ni même à la situation dans sa globalité.

Soudain, il parvient à faire tressaillir les oreilles et le cerveau qui se trouve entre. Elle n’a pas rêvé, il a parlé d’un type habillé tout en noir avec un masque tout en ferraille. Elle est prête à jurer qu’il s’agit de son agresseur masqué et soudain la déveine de cette nuit semble se transformer en aubaine. Le fameux vicaire ! Le dialogue qui suit ne fait que confirmer ce qu’elle souhaitait entendre. Ce n’est pas très objectif comme démarche mais elle est tellement aux aguets de ce qui a trait à cette ordure que parfois elle s’emballe pour peu de chose accentuant encore la frustration qui est le sienne depuis maintenant des semaines sans pour autant la décourager. Sur combien de pistes s’est-elle lancée sans succès ? Combien de témoignages fumeux ? Combien de pièces à conviction fabriquées pour la tromper ? Mais elle en est certaine elle finira par lui mettre la main dessus.

Elle prend une respiration pour ne pas laisser passer l’occasion et s’adresser au Vicaire, mais elle s’arrête net le souffle coupé et l’impression qu’une mâchoire de squale géant est en train de la couper en deux. Elle pousse un cri déchirant de douleur encore augmenté par la surprise. La peur lui vrille le cerveau et l’ensemble de son corps. Elle est certaine de mourir sur ce quai mais c’est impossible de l’accepter ou de s’y résigner. La douleur doublée de la terreur du néant qui la saisit la jette à terre, à genoux, recroquevillée sur elle, les bras sur les dents qui semblent s’enfoncer à travers ses chairs. C’est à peine si elle entend la question du prieur. Les larmes jaillissent de ses yeux. Elles ont au moins deux raisons vitales pour cela. Et puis tout s’arrête. C’est comme si le requin avait relâché sa proie et se décidait à reprendre le large. La rouquine reprend le souffle qui lui a manqué pendant ces quelques secondes sans fin. Elle sent une sueur glacée noyer son dos et ses tempes et deux larmes silencieuses s’écrasent devant elle sur le pavé du quai.

La question résonne une seconde fois et le prieur en civil lui donne la clé de ce qui lui est arrivée. Cette magie ! Tout le monde en parle mais qui l’a expérimentée ? Normalement les hors la loi, pas les journalistes. Elle tente de combattre la terreur qui la tient encore dans des doigts glacés. Elle voudrait de mettre en colère se rebeller mais c’est comme si toute son énergie avait disparu dans cette épreuve inattendue. Elle parvient seulement à relever lentement un regard mouillé, brillant de larmes à peine contenues vers le vicaire. Qu’est-ce qu’elle lui a donc fait pour qu’il lui inflige ça ?

« Qu’est-ce que... vous... m’avez fait ? »

Le ton voudrait être plus ferme mais la voix tremblait encore comme un écho de la mort qu’elle avait cru rejoindre. Elle n’a plus beaucoup de choix, il va falloir qu’elle réponde à cette foutue question et en même temps il reste un petit coin de son cerveau qui ne veux pas se résigner à tout livrer

« Mais c’est... quoi d’après vous à part des emplacements sur le quai ? C’est si important ? »

Elle n’est pas encore très assurée et le souvenir de la douleur encore si présente dans toutes les fibres de son corps donne à ses paroles un ton encore timoré, mais elle ressent déjà la satisfaction de ne plus sentir trembler ses cordes vocales. Elle commence à pouvoir s’en vouloir de ne pas avoir pensé que cela pouvait lui arriver et de se laisser dominer par une peur latente. Et puis cette position, à genoux, là devant ces types qui sont déjà bien plus grands qu’elle lorsqu’elle est debout ! C’est tellement humiliant ! Lentement elle se relève. Tout son être tremble des ondes de douleurs et de terreur qui l’ont traversée. Heureusement la largeur de son sarouel en dissimule en partie. Elle se tient les coudes comme pour se protéger du froid mais c’est pour maîtriser les convulsions de ses mains.

Elle se sent stupide et désemparée. Elle ne sait pas ce qu’elle peut oser face à la magie et au pouvoir du prieur. Elle a l’impression de se retrouver dans la même situation que face à l’homme masqué dont il a parlé tout à l’heure. Et dire qu’elle a pensé un instant qu’elle avait eu de la chance de croiser le chemin de l’uniforme écarlate ! Elle ne peut que tenter d’imaginer si sa réponse l’a satisfait. Ce n’est qu’alors qu’elle se rend compte que le vicaire n’a pas plus l’air dans son assiette qu’elle. Si sans doute un peu, mais cela lui donne du courage. Peut-être n’aura-t-il plus la force de lui infliger une nouvelle séance de torture. Alors timidement elle ose tenter sa chance.

« Je ne suis pas un danger pour la cité. Je… vous assure… J’ai croisé l’homme masqué… »

Elle aurait voulu demander aussi qu’on lui restitue ses notes mais ses forces commencent à l’abandonner et elle sent avec rage que quelque chose a raison d’elle. Elle espère juste que ce point commun entre lui et elle le fasse changer d'attitude à son égard, mais comment serait-ce possible alors qu'il est capable de tant de sauvagerie à l'égard de son prochain?

Tomber à genoux est une bonne réaction : ça apaise mes excès de paranoïa quand les gens semblent vaincus. Je me masse la tempe droite avec deux doigts. Encore une dangereuse terroriste neutralisée. Qu'est ce qu'on aurait fait sans magie ? Elle nous aurait tous tué c'est sûr.
Frère Fabio me jette des coups d’œil anxieux. C'est fini les « on-se-tutoie-c'est-plus-sympa » hein ? Je suis exceptionnel pour les ambiances de malaise. Il peut déjà être être heureux de ne pas m'avoir vu me mutiler en public, déjà. C'est pour ça que je déteste fréquenter des prieurs profanes en matière de magie.

La jeune exprime son incompréhension. Sa voix tremble. J'en ai rien à foutre, je regrette juste que la dépense d'énergie me tourne la tête. C'est normal on va dire, vu que torturer les gens c'est dans ma fiche de poste. Les histoires de qui, quand, comment... c'est de la paperasse. La majorité des gens de l'extérieur que je croise sont des criminels, j'ai peu de chance de me tromper de toute façon.

- C'est de la magie... je peux faire du mal aux gens juste en les regardant.

C'est toujours bien de dire des trucs de psychopathe. Ça fait bon effet, c'est le métier. Bah oui, faut bien parler aux criminels de temps en temps. Comme la jactance c'est pas trop mon truc, je pioche dans le vaste registre d'insultes dans lequel je baigne depuis tout petit, ou bien je mise sur le coté « sorcier méchant agrougrou ». Ça ne marche pas sur une personne d'intelligence moyenne, mais sur un criminel aux abois parce qu'il se fait torturer... sachant qu'on est sur une population un peu fragile niveau système limbique (tel les gens défoncés, malnutris...), pourquoi j'essayerais d'être plus aimable ?

- Ah là là... sacré truc la magie hein ? Une fois j'ai vu un sorcier kemethi, il m'a soigné ma hernie.

Frère Fabio est le genre de personne qui parle pour combler les malaises, comme un espèce de pansement. Je lui jette un regard assassin. Là j'ai un peu envie de le torturer « pour rire ». Je ne connais pas bien la magie de Kemeth, seulement ce que tout le monde en sait. Elle est inquiétante.
Une fois, il y a très longtemps, on a eu un vrai zozo de là bas en geôle. Un sorcier et tout, mais pas vieux (on aurait jamais réussi à le choper sinon). Je ne me souviens pas du pourquoi du comment, c'était il y a vraiment très longtemps. Mais notre présence avait l'air... désagréable pour lui. Il est mort très rapidement, alors qu'on lui avait quasiment rien fait. Tu vas me dire, un type qui meurt tout seul dans sa faiblesse en deux jours ça n'a rien de flippant, mais il a eu une façon bien à lui de partir qui a mis les foies à tout le monde. Marmonner des trucs, griffer les murs, en voilà un qui savait faire « sorcier méchant agrougrou » bien comme il faut.

La dangereuse criminelle avoue que c'est des emplacements. Je vole le carnet des mains de frère Fabio pour plisser les yeux devant le dessin. J'y vois rien. C'est tout petit. Aucune révélation sur les plans machiavéliques de madame. Et l'autre cornichon tutoyeur va pas m'aider évidemment !

- C'est important parce que... ben parce que quelqu'un qui note des emplacements juste à coté d'un énorme convoyage d'opium c'est un peu... un peu bizarre ? Même les trafiquants font des inventaires, à un certain niveau.

- Ouais mais si elle fait que compter des caisses, est ce que techniquement... ?

Je vais le gifler. Il m'en faut beaucoup pour qu'un collègue m'énerve, mais lui il fait très fort.
Pendant ce temps la jeune femme rousse se remet un peu de ses émotions et raccroche à la conversation précédente. Elle me parle du type masqué. Hein quoi ? Lui ? Ah oui c'est vrai.

- Ah bah tu vois. Elle connaît un criminel, qu'elle dit.

Frère Fabio n'a pas l'air convaincu par mes arguments pro-torture. J'ai l'habitude que les gens affichent des mines perplexes quand je parle. Ça m'embête, évidemment, mais ça fait longtemps que j'ai arrêté de pleurer en public quand je me sens acculé dans une conversation. Certes j'ai encore deux trois soucis, mais c'était bien pire quand j'avais vingt ans.

- Le mec masqué tu le connais d'où ? C'est quoi son nom ?

A travers la douleur qui s’éloigne petit à petit la laissant presqu’anéantie, l’ombre du danger se profile soudain en elle et une sourde angoisse vient se loger dans ses entrailles alors qu’elle observe et écoute l’homme en rouge. Visiblement il n’est pas mécontent de l’effet qu’il a eu sur elle sans en ressentir le moindre remord. Énoncé comme il le fait cela semble être tout à fait naturel. C’est incompréhensible aux yeux de la rouquine encore sonnée et qui se demande comment elle doit accueillir cette révélation. Incrédule elle tente de la mettre en lien avec ce qu’elle sait mais l’absurdité de ses conclusions la déroute plus encore. Posséder une telle magie implique forcément de la mettre entre des mains averties hors l’homme qui lui fait face, satisfait de la tournure que prennent les événements semble en user sans discernement. Et dire qu’il l’avait impressionnée avec son numéro de téléportation ! Comment être étonnée après une telle démonstration de ce qui s’apparente plus à la folie qu’à la raison que les gens se défient du prieuré ?

Ce pourrait être l’objet d’un nouveau papier car si on peut éventuellement admettre que l’institution sacrée est là pour protéger les citoyens, comment lui faire confiance lorsque les pires sévices sont infligés sans plus de réflexion que ce qu’a pu démontrer le vicaire, puisqu’il s’agit d’un vicaire.

Elle serre les mâchoires pour contrôler une parole malheureuse qui ne ferait qu’envenimer les choses, mais le regard furibond qu’elle jette dans la direction du sadique en dit long sur les pensées qu’elle lui voue. Elle tourne enfin les yeux vers l’autre prieur qui a l’air moins dérangé que l’homme en rouge, mais visiblement s’il la regarde parfois d’un air navré, il a au moins aussi peur du vicaire qu’elle. Sans doute connait-il toute l’étendu de ses pouvoirs de nuisance et elle ne peut le blâmer de ne pas se montrer plus vindicatif en sa faveur. Décidément elle ne devra compter que su elle-même et dans l’état actuel des choses elle se demande ce qui va bien pouvoir la tirer de ce mauvais pas.

Le ciel n’est plus aussi noir que tut à l’heure et si elle croyait encore au miracle ou aux contes de fée, elle pourrait espérer que la créature démoniaque qu’elle vient de rencontrer va se sauver devant les assauts du soleil, mais même le piteux état de son corps et de ses pensées ne peuvent le lui faire envisager. Par contre, avec le jour, les quais vont se remplir d’animation et le prieur n’osera peut-être pas recommencer sa démonstration devant le peuple d’Excelsa. Elle lui jette un coup d’œil à la dérober. Si. Il osera ! Elle en est maintenant persuadée. Il n’y a pas grand-chose qui pourrait arrêter sa folie. N’est-ce d’ailleurs pas un pléonasme ?

Tandis qu’il poursuit ses digressions sur la magie, elle cherche désespérément quelque chose qui pourrait la sortir de ce pétrin. Physiquement, elle ne fait pas le poids surtout contre deux guerriers entraînés dont un qui est capable de ses téléporter et de vous découper en deux par la pensée. Tenter une opération de charme ? Cette stratégie l’a déjà aidée de nombreuses fois mais son instinct lui murmure que contre ces deux-là ce serait peine perdue. Elle n’a plus qu’à espérer que les choses vont se résorber d’elles-mêmes. C’est tellement stupide comme espoir qu’elle se giflerait si elle n’avait pas eu sa dose de souffrance physique.

Par bonheur la stupidité du deuxième prieur lui accorde un répit de quelques secondes et son cri désespéré sur l’homme masqué semble avoir atteint son but. Le vicaire semble soudain disposé à entendre ce qu’elle a à dire et c’est sans doute une occasion qui ne se représentera pas. Elle n’a pas intérêt à la laisser passer ! Elle serre son crâne entre ses mains qui tirent ses cheveux en arrière, geste instinctif dictée par l’épuisement.

« Je vous dirai tout ce que je sais sur lui, si vous voulez mais je ne vais pas très bien là. On ne pourrait pas… »

Elle jette un regard implorant au vicaire.

« Je ne sais pas, changer d’endroit ?... Je ne vais pas me sauver… »

Elle ne sait pas trop ce qu’elle espère avec sa proposition, pas qu’il l’emmène boire un verre dans un bistrot du coin d’ailleurs certainement fermé à cette heure tardive ou trop matinale selon. Il va sans doute lui aussi y réfléchir et ce sera déjà quelques secondes de gagnées et elle en a bien besoin pour finir de rassembler ses idées. L’idée qu’il puisse l’entraîner au prieuré l’effleure et elle ne sait pas trop si elle doit le redouter ou bien s’en réjouir. En tant que journaliste ce serait une aubaine. En tant que suspecte, ce serait très risqué. On ne cpte plus les récits de personnes qui ne sont jamais ressortis du fort, sans qu’elles aient été convaincue d’un quelconque crime. En outre ce qu’elle est en train de vivre serait plutôt à même de la convaincre qu’il vaut mieux pour les hommes en rouge éliminer deux innocents plutôt que de laisser courir un coupable. Ce serait donc assez à propos si elle trouvait une destination à proposer.

En désespoir de cause, elle regarde aux alentours. S’asseoir sur les caisses renversées serait presqu’une bonne idée tant elle se sent vide de toute idée, mais cela n’arrange en rien sa situation. La douleur s’est maintenant suffisamment éloignée et elle parvient à peu près à penser correctement avec sa respiration qui retrouve à un rythme normal. Trouver un lieu, à cette heure, dans la cité où elle serait en sécurité sans alerter la paranoïa des prieurs, du tortionnaire en particulier n’est pourtant pas aisé. L’Apothicariart viendrait tout de suite à l’esprit si elle avait été vraiment blessée et si elle n’allait pas mieux… Ah ! Si ! Peut-être ! deux lieux ! Un azssee loufoque si l’on pense à sa situation, et l’autre… L(‘autre elle ne le connait pas personnellement mais d’après ce que le photographe du journal en dit il est ouvert presque vingt-quatre heure du vingt-quatre. Cela ne coute rien d’essayer.

« Je ne vais pas vous proposer les thermes ?... Sinon on m’a parlé d’un endroit près d’ici si je ne m’abuse, l’Octopus je crois que ça s’appelle… »

De nouveau elle ose un sourire implorant accompagné d’un regard suppliant.

Je n'ai pas l'habitude que les criminels me parlent comme si ils étaient des citoyens avec des droits et tout ça. Elle me dit qu'elle ne se sent pas assez bien pour avouer ses liens avec le maboule masqué. Ah bon ? Ben merde, qu'est ce que je réponds à ça moi ? Pardon désolé j'aurais pas dû vous torturer ? Au lieu de gentiment tout m'expliquer, là, maintenant, elle veut qu'on aille ailleurs. On est pas bien là, au petit matin sur le port ? C'est la première fois que je vois quelqu'un réclamer d'aller dans les geôles du Fort. Je suis pas sûr de comp...

Les thermes ? Hein quoi ? L'Octopus ? Mon visage hésite entre une expression de dégoût et d'angoisse. Je passe de l'un à l'autre pendant une seconde ou deux, le temps que mon cerveau absorbe l'information. L'Octopus je connais, et c'est évidemment hors de question. J'y ai fait une attaque de panique en public, c'est marqué du sceau de la honte. En plus y a un bordel à l'étage. J'y foutrais pas les pieds. Les thermes ben... même si je suis très très benêt, j'ai quand même deux trois sous entendus qui me viennent en tête quand quelqu'un dans une mauvaise situation avec les forces de l'ordre propose à son représentant d'aller dans un endroit où on se met tout nus. Un espèce de pot-de-vin quoi. On m'a déjà fait deux trois propositions (sous la torture les gens proposent n'importe quoi). C'est pas ma tasse de thé. Déjà que du sexe normal dans un bordel... alors du sexe cracra bizarre avec quelqu'un qui pleure, voilà quoi. D'ailleurs on va changer de sujet, je comprends pas comment on a basculé aussi vite dans la vallée de l'angoisse.
En fait, je ne pensais pas qu'on allait me prendre de court comme ça sur le port avec frère Fabio qui me regarde en haussant les sourcils, pour voir ce que je vais répondre à ça.

- Non ! C'est pas... on fait pas ça ici !

Je l'ai frappé au visage, une beigne instinctive. L'ossature de son visage est assez fine, je l'ai sentie sur mes doigts. J'ai senti la forme de quelques dents aussi, elle risque de saigner de la bouche. Sa tête est partie sur le coté. C'était comme annuler un mauvais sort.

- Mais... euh... pourquoi, frère Izei ?

Frère Fabio me fait une tête genre « oh bon sang je suis avec un énorme taré qu'est ce que je fais ». Tous les prieurs ne passent pas leur journée à tabasser tout ce qui passe. On connaît cette sorte de malaise, on a l'habitude, terrain connu. C'est pas comme quand ce connard me fixe avec ses sales yeux pendant qu'on me fait des propositions.

- Mais je suis à peu près sûr que euh... les trucs qu'elle a dit, c'est illégal. Enfin sinon ça serait trop... trop facile non ? Enfin les pots de vin c'est interdit, alors ça, ça doit l'être aussi.

- Mais quoi qui est interdit ? Partir ? De toute façon l'opération est presque finie et elle dessinait.

Il insiste sur le mot dessiner, comme si j'avais commis un crime horrible. D'accord, la magie c'est flippant. Mais pour une petite beigne de rien du tout ! Ça arrive tout le temps, les beignes. Je serais pas devenu vicaire si j'en avais pas reçu deux ou trois.
Mais de toute façon comme je ne peux pas dire « elle m'a proposé du sexe » à voix haute (ni aucun synonyme, ni périphrase, ni mime, rien), bah je suis comme un con. Si frère Fabio fait semblant de pas voir des sous entendus sexuels là où y en a je ne peux rien faire.

- Bah... je sais plus.

Après avoir dit ça je le fixe du regard comme un hibou. Changer de sujet.

- Bon le nom du type masqué ça vient ?

Une drôle de lueur traverse le regard du prieur. Le genre de lueur indéfinissable mais qui renseigne immédiatement sur une chose : elle avait eu tort de faire cette proposition. Les choses tentent de se mettre en place dans le cerveau de la journaliste. Pourquoi cette lueur ? Ce n’était pas de la colère mais c’était un peu comme si elle venait de l’insulter ou de lui brandir un rat crevé sous le nez.

Rien qu’à cette pensée, elle sentit ses mains devenir, un instant, moites. La première fois qu’elle s’était trouvée devant cette apparition qu’elle avait encore du mal à nommer, ce n’était autre que lors de sa mémorable visite des bas quartiers d’Excelsa avec son précepteur qu’elle avait réussi à excéder durant des semaines par ses caprices et son arrogance de fille à papa. Elle venait de voir une fille de son âge quitter une manufacture sur un brancard crasseux, un linge sordide et ensanglanté autour de sa main sans que personne ne lui adresse un regard alors qu’elle-même était hypnotisée par le spectacle de ce petit corps aussi rongé par la vermine que ceux qui transportaient la civière. Elle avait suivi ensuite son professeur, un peu hagarde et lorsqu’elle était revenue à la réalité ses yeux étaient tombés sur le cadavre gonflé du rongeur. Ses dents obscènes lui souriaient de toute leur ironie démoniaque en vomissant des larves blanchâtres. Elle avait hurlé, ses petits poings serrés devant ses yeux et pétrifiée comme une statue de sel. Ce furent les deux mains chaudes de son maître sur son visage et ses yeux en face des siens qui parvinrent finalement à stopper ce qui apparaissait comme un caprice de plus ou l’expression de son arrogante bourgeoisie.
Elle avait repassé ces deux scènes des milliers de fois et même dans son sommeil elles revenaient la hanter. Par la suite elle était passée par tous les états en présence de ces charognes avant de pouvoir plus ou moins se maîtriser au prix de cette moiteur insupportable et de grandes respirations nasales et bien sûr se soustraire à la vision cauchemardesque. Evidemment, il était hors de question pour elle de se donner en spectacle dans une situation similaire raison pour laquelle, elle n’avait jamais renoncé à se rendre dans les lieux où de telles visions pouvaient lui être imposées. Lorsque le hasard en avait voulu ainsi elle avait fait en sorte de se maîtriser. Elle était grande se rassurait-elle et avait passé l’âge de perdre la raison face un objet qui ne pouvait somme toute rien contre elle. La raison était cependant bien étrangère au phénomène qui la frappait ainsi, mais à force de la convoquer et de prendre sur elle, elle pouvait presque prétendre sans rougir que cela ne lui faisait plus rien. La menteuse !

Elle écarta bien vite ce souvenir pour tenter, diversion inespérée, de comprendre ce qui se passait dans la tête du Vicaire. Elle ne pouvait pas imaginer de phobie à l’égard des deux lieux qu’elle venait de proposer juste parce qu’ils étaient sans doute les seuls à être ouverts à cette heure. En outre une phobie pour un homme capable de se téléporter d’imposer des souffrances juste par la pensée et en dernier lieu, faisant partie de l’institution sans doute la plus puissante d’Excelsa, était impensable.

Ses pensées ne purent aller plus loin ! Une douleur la saisit à la pommette gauche tandis que ses dents s’enfonçaient dans sa joue et que ses yeux se remplirent de petites étoiles blanches et que de l’eau lui brouillait la vue. Elle n’avait pas vu le coup partir ni même arriver et sa tête fut prête à se détacher de son cou. Autant à cause de la violence du choc que par une réaction instinctive, elle pivota d’un quart de tour cassée en deux par la douleur, les mains sur le visage, avant de se redresser incrédule devant le filet de sange qui rougissait sa paume droite. Ce n’est alors qu’elle prit conscience du goût de fer qui souillait sa bouche.

Autant elle était sonnée une nouvelle fois, autant elle sentait une sourde colère monter en elle, le sentiment qu’elle s’appliquait à maîtriser depuis la mort de ses parents. C’était certain, elle ne vivrait rien qui la mette autant en colère que l’injustice de leur disparition ! Mais merde qu’est-ce qu’ils avaient tous à s’acharner à la démolir chaque fois qu’elle avait une parole qui ne leur plaisait pas ?!!! Après justement, puisqu’on en parlait, l’homme au masque, voilà qu’un prieur trouvait sa pommette à son goût. La même douleur et la promesse de la même auréole bleutée qui allait lui attirer la réprobation de son rédacteur en chef bien aimé et qu’elle n’arriverait pas à camoufler même sous des tonnes de maquillage.

Chancelante, elle comprit qu’il lui fallait un appui pour éviter de se retrouver une nouvelles fois à genoux devant le sadique de service. Elle lui lança un regard furibond derrière l’incompréhension qui était la sienne et recula de quelque pas jusqu’à la première des caisses qu’elle n’avait pas réussi à atteindre. Sa main s’assura de sa propre stabilité autant que celle du gros cageot de bois noirci par l’eau de mer et le temps et s’assit à moitié pour reprendre contenance.

Visiblement elle n’était pas la seule à en avoir besoin car l’autre prieur semblait interloqué voire scandalisé par l’attitude de son collègue. Cela aurait pu rassurer la rouquine s’il n’avait pas été des plus passifs depuis le début de la scène. Visiblement s’opposer au Vicaire ne se faisait pas ou il avait trop peur de lui pour en arriver là et Salwa sentit qu’elle ne devrait définitivement compter que sur ses propres ressources qui ne pouvaient pas être physiques encore moins magique. Le problème c’est que son intellect l’avait un peu trahie jusque-là.

Mais quoi des pots de vin ? Quels pots de vin ? Mais il était taré celui-là ? Hein ? En quoi ?... Elle comprit brusquement et regarda de travers l’homme en rouge avec un air incrédule. Il était sérieux là ? Non qu’user de son corps ne lui arrivait jamais mais au profit d’un gars qui venait de la malmener !... Et en plus, il ne l’avait pas regardée une seconde comme un objet de désir. Au fur et à mesure de leur confrontation, la réciproque était de plus en plus vraie. Sans la sensation très vivante de sa pommette qui lançait au rythme de son sang qui battait de colère et d’épuisement, sans le souvenir de la séance durant laquelle elle avait cru tomber en deux morceaux sur le quai, elle aurait probablement éclaté de rire. Mais la raison et l’instinct de survie étaient des inhibiteurs très efficaces.

D’un autre côté, le second prieur, en plus d’être lâche, était tellement stupide, qu’il ne pouvait même pas être pris au sérieux et elle pouvait comprendre le peu de crédit que le Vicaire semblait lui accorder même si ses propres arguments étaient du type paranoïde. Un peu cassée en deux et les bras autour d’elle, elle se décida à attendre qu’ils aient terminé leur échange surréaliste. Lorsqu’il revient avec la même question, elle se sent vidée mais redresse la tête pour se remotiver au combat. Si seulement elle savait quelles armes seraient appropriées à obtenir quelque chose de la grosse brute en face d’elle. C’était hallucinant comme il avait des points communs avec le fleurettiste ! Leur manière d’avoir recours à la violence et d’être incapable de tenir un échange civilisé. L’idée qu’ils ne pourraient être qu’une seule personne lui effleura l’esprit mais le vicaire était beaucoup trop grand et trop charpenté pour ça et le peu de langage dont il disposait n’avait rien en commun. Elle répondit donc d’une voix lasse.

« Mais, je ne le connais pas. Je vous ai juste dit que je l’avais croisé. Il m’a cogné dessus comme… »

Le « vous » était inutile, ça n’aurait fait qu’aggraver les choses et ça allait suffisamment mal pour l’heure. Il fallait tout de même qu’elle fasse avancer les choses pour ne pas installer le cycle réponse souffrance qui semblait convenir parfaitement au prieur alors elle poursuivit en se demandant ce que cela provoquerait chez lui.

« Vous êtes le vicaire qu’il a agressé ? Je croyais qu’on pouvait en parler. J’ai une dent contre lui pas vous ? »

En même temps elle fit passer sa langue contre intérieur de sa joue entaillée. Par tous les saints de la Cité. Ca faisait mal !

Non, je n'ai pas regardé la jeune femme comme un objet de désir. C'est beaucoup trop compliqué de faire ça. Je le sais parce que j'ai quarante six ans, et donc j'ai eu le temps de comprendre ce genre de chose. Beaucoup de temps. C'est compliqué. Le sexe ça permet de cristalliser un tas de problèmes en même temps. Déjà il faudrait que j'ai envie d'être sans arme avec une sale criminelle (elle a pas l'air comme ça mais elle a probablement tué un paquet de gens, ça se voit). L'idée me déplaît. Tu savais que le plaisir sexuel diminue vachement les sensations de douleur ? Moi j'aime pas l'idée d'être pris de court comme ça. Ça arrive vite la violence. De n'importe où. Faut toujours être prêt à se téléporter. Imaginer une jeune femme rousse rentrer dans ma cellule et se glisser dans mon lit pendant la nuit, je suis désolé mais c'est absolument angoissant.
Et même si c'était une jeune vicaire (manchotte, dans le coma et en la touchant depuis l'arrière d'un bouclier anti-émeute pour être vraiment sûr), je ne crois pas que ça me tenterai. Il faudrait sans doute discuter à un moment du processus (je ne m'y connais pas beaucoup mais j'ai cru comprendre que ça se faisait). Probablement prendre des décisions. Faire « des trucs ». Puis se mettre tout nu. Franchement de quoi j'aurais l'air si je ne me traînais pas une bonne dysmorphophobie ? Quand je regarde dans le miroir je vois un petit obèse de 90 ans. Enfin bref. Même en résolvant un problème il y en a dix autres qui se posent. Si j'avais une rêverie sur le sujet, je serais sans doute assez honnête pour m'imaginer dans un coin de la pièce en combinaison de scaphandrier, avec la jeune criminelle en train de prendre froid tout seule à l'autre bout. Et c'est gênant. Ça devrait être simple ces choses là, même les clébards y arrivent.

Heureusement frère Fabio me fait la grâce de ne pas insister, la rouquine repart sur le sujet du criminel masqué et tout va mieux. En fait, la situation s'améliore. Mon pénible collègue, sans doute très impressionné par la beigne, regarde quelques secondes dans le vide puis s'en va ailleurs. Comme je le suis du regard il se sent obligé de commenter :

- Tu as l'air d'avoir la situation en main, et puis vous avez l'air d'avoir plein de chose à vous raconter, alors...

Il hausse des épaules puis s'en va rejoindre d'autres prieurs, occupés à ouvrir des caisses au pied de biche et à en charger le contenu dans une charrette. Il a quand même un petit regard désolé pour la dangereuse criminelle avant de partir. Enfin tranquille ! On peut discuter du connard masqué sans les interventions de l'autre pignouf. Je continue sur le sujet qui m'intéresse :

- Je ne sais pas si j'ai une dent contre le gars. M'a foncé dessus avec une épée. L'a rien dit. Juste qu'il s'appelait Lasse. Puis y s'est barré quand j'allais lui en coller une dans la truffe.

Y a une certaine satisfaction professionnelle à voir un mec s'arrêter net de gambader partout et de faire chier le monde. C'est dommage que ça ne lui soit pas arrivé.
Je me téléporte sur place pour vérifier si la magie marche (ça fait un peu comme si je clignotait pendant une seconde. Je suis là puis pas là puis de nouveau là). J'aime pas du tout être à court de jus ça me stresse. A cette occasion je remarque frère Fabio qui discute avec d'autres prieurs. Il me montre du doigt puis agite son index à coté de sa tempe. Puis ils rigolent. D'accord. C'est pas du tout vexant.

- Il vous voulait quoi le type masqué ?

Pour être honnête, la jeune femme avait un peu perdu ses repère en matière de connaissance des gens et de leurs réactions. L’homme en face d’elle réagissait toujours de façon disproportionnée et violente sans qu’elle en comprenne vraiment la raison. Encore une fois elle se prit à le comparer au fleurettiste masqué et ses propos incohérents accompagnés de réaction non moins incohérente hormis le fait qu’il voulait jouir de la puissance que son arme lui donnait. Si ces deux là s'étaient rencontrés, elle supposa que le dialogue avait dû vite tourné court.

Et que dire de celui des deux qui avait l’air le plus normal? Normal! Mais comment pouvait-on être normal lorsqu’on faisait partie du Prieuré et qu’on travaillait avec un malade comme le Vicaire qui venait de lui asséner l’équivalent d’un coup de massue sur la figure? Il avait l’air à peu près sesé l’autre et pourtant il ne montrait aucune réaction, aucune opposition aux méthodes expéditives de son collègues. Il pouvait la malmener comme bon lui semblait sans qu’il ne manifeste de réprobation! Tu parles d’un courage!

Aussi lorsqu’elle eut fini les quelques mots censés lui apporter un minimum d’écoute de la part de l’homme en rouge, elle n’aurait pas été surprise de voir s’abattre sur elle toutes les pestes de tous les temps, hurlantes ou non. Depuis le début, il la traitait comme une criminelle et ne semblait pas vouloir varier dans ses réactions, enfin, si elle en avait compris les ressorts car ils demeuraient un mystère. Elle avait en effet, le sentiment de se trouver devant une cassette piégée dont il faudrait découvrir la façon de la déverrouiller. Pour le moment chaque raisonnement logique avait échoué et les boutons qu’elle avait manipulés avait déclenché des pièges qui, elle en était certaine, aurait pu la tuer. La seule chose qu’elle pensait pouvoir affirmer c’est qu’en tant que criminelle elle méritait toutes les foudres de tous les saints. Il était donc urgent de lui faire comprendre qu’elle n’était pas une criminelle.

De ce côté, elle savait avoir sa part de responsabilité. A vouloir jouer à la finaude et ne pas décliner son identité et révéler ce qu’elle faisait là, elle n’avait rien fait pour amoindrir les soupçons du Vicaire et donc adoucir ses réactions. Elle avait trop compté sur une hypothétique retenue et l’usage d’une certaine circonspection en face du doute qui aurait dû animer les forces de l’ordre. Malheureusement, retenue et circonspection ne semblaient pas faire partie du vocabulaire du prieur magicien. L’autre encore… Mais non, elle avait renoncé à compter sur lui et de toute façon, il semblait vouloir se laver les mains de ce qui allait se passer entre son vicaire et la jeune femme. A croire qu’il s’était rallié à la position du fou furieux et qu’en tant que criminelle, il pouvait bien lui arriver n’importe quoi ce ne pouvait pas être vraiment grave pour lui et pour l’ensemble de la société excelsienne.

C’est pourquoi elle le regarda prendre congé sans ressentir aucune réaction. Si encore elle avait senti un soutien utile de son côté, elle aurait tenté de le retenir mais, dans l’esprit de la rouquine, il était une cause perdue. C’est à peine si elle nota l’ironie de sa justification. Les choses bien en main! Comme si elle pouvait avoir les moyens de résister physiquement à la magie et à la brutalité de son tortionnaire! Et comme si lui, cette chiffe molle pouvait avoir une quelconque influence sur ce qui se passait là! Elle le suivit à peine du regard mais se surprit à jeter un oeil du côté des caisse qui s’ouvraient à grands fracas de grincement de bois et de métal forcé. Elle se sentit soudain très proche d’elles tout en se trouvant une incorrigible curiosité malgré la situation dans laquelle elle se trouvait. L’amélioration de son état n’y était pas forcément pour rien. Amélioration relative, mais sa tête de résonnait plus comme l’intérieur d’un bourdon de temple, les étoiles avaient disparu et la séance de torture l’avait laissée, contre toute attente, entière. Ne restait plus que sa pommette qui lançait et à laquelle elle porta sa main pour constater qu’elle devait être bien tuméfiée et qu’elle en serait pour un nouveau bleu et que non cette fois, elle avait résisté au coup et ne s’était pas fendue comme lors de la précédente fois où elle avait reçu ce genre de “considération” de la part d’un être humain si tant est que ces deux individus fassent encore partie de l’espèce humaine...

Si elle n’avait pas enduré ce qu’elle venait d’encaisser dans les minutes précédentes, elle aurait presque souri d’entendre le Vicaire aligner plus d’une phrase qu’une soit pas une injonction brutale de trois mots. Comme s’il avait suffi que son collègue quitte les lieux pour lui délier la langue, l’autoriser à parler presque comme quelqu’un de civilisé. Mais pour le moment, elle décida de garder sa satisfaction pour elle. Et puis cette façon de disparaître pour aller vaquer à ses occupations!... C’est plus que déstabilisant de se demander si on a vraiment la personne en face de soi, ou s’il ne va pas disparaître au milieu d’une phrase. Le mieux qu’elle puisse faire c’était bien d'entretenir la conversation. Au moins ça l’inciterait peut-être à rester en place. Pour un peu, elle partagerait l’avis de l’autre prieur dont les gestes, à quelque distance de là, sont des plus éloquents. Mais là encore, inutile, voire déconseillé de partager ouvertement cette opinion. Elle avait compris qu’il n’était pas nécessaire de donner des motifs de violence à l’homme en rouge.

Elle se contenta donc de répondre en gardant l’air le plus neutre possible sur le visage qu’elle nuança avec un léger abattement. Il faut toujours laisser penser à un agresseur potentiel qu’il a le dessus, au moins le temps que la situation évolue.

“Lasse vous dites? Ce n’est certainement pas son véritable nom… Pour ma part il n’était pas content de ce que j’avais écrit sur lui. Il voulait mettre les choses au clair, me tabasser pour me faire peur je pense.”

Elle avait répondu d’un ton détaché comme si les choses n’étaient pas si graves que cela; En outre, elle avait hésité à employer le verbe “écrire”. Dans un premier temps, son intuition lui disait que révéler maintenant qu’elle était journaliste n’était pas la meilleure option. Elle verrait bien lorsqu’elle aurait récupéré son carnet, signe, sans doute, d’une détente entre eux. Son regard se posa brièvement sur ses précieuses notes encore dans les mains du Prieur. Quel gâchis si elle ne parvenait pas à remettre la main dessus! Dans un second temps, elle se dit que le jeu du chat et de la souris devrait bien s’arrêter à un moment et que la maîtrise de la situation n’était pas pour le moment de son côté à cause des soupçons que l’écarlate nourrissait sur elle. L’amener tout doucement à la considérer autrement, ne pouvait pas empirer la situation, sans doute bien au contraire. Elle scruta le visage de son tortionnaire, se préparant à un nouvel accès de violence et se demandant si ce qu’elle venait de lâcher sur elle allait avoir un impact sur lui.

- Hein ? Écrire quoi ?

J'ai pas compris. Dans mon univers, l'écriture est une laborieusement activité d'intérieure, accessible seulement à quelques élus. Je vois pas ce qu'un criminel pourrait écrire sur le cinglé masqué.
Puis je fais fonctionner ma tête.
J'avais lu quelques rapports d'incidents sur le cinglé masqué. Feriel a enquêté, et ça m'intéressait (d'autant qu'il m'arrive de m'ennuyer beaucoup). Ce con là aurait agressé une journaliste. Une journaliste.
Je ne lis pas trop le journal. Tous ces événements qui impliquent des foules... qu'est ce que j'en ai à foutre ? Je ne suis jamais dedans. En fait je trouve ça angoissant qu'il se passe autant de trucs autour de moi. Même les faits divers où j'étais présents me semblent plus flippants quand ils sont décris par un journaliste. En lisant je me dis « oh là là, tout fout le camp, c'est pas possible qu'il y ait autant de barjot sur terre ». Et maintenant c'est moi le barjot. La dame va raconter partout comment les vicaires sont compréhensifs et patients c'est sûr. J'ai quand même conscience que mes activités quotidiennes ne sont pas du coup de goût de tout le monde, pour le dire poliment.

- Ah mais euh vous êtes de... de la Ligne de Myre non ? … c'est ça ?

Toute mon assurance quand je suis à l'extérieur provient de ma mission : faire du mal aux criminels. Si je n'ai plus ça... ben j'ai aucune raison de parler aux gens. Et là j'ai fait une grosse bourde. J'ai très chaud tout à coup, la peau du visage qui me brûle.

- Euh... je reviens dans une seconde faut que... que je demande un truc. Bougez pas ?

Je ne sais plus si je dois donner des ordres ou pas. En fait, le monde a brutalement gagné en complexité. Je me téléporte auprès de mes collègues vaguement hostiles. Tout le monde sursaute quand je me matérialise depuis le néant.

- La fille, je crois que c'est une journaliste.

- Et alors ?

Ah oui j'y avais pas pensé mais l'information a très peu de signification pour un analphabète.

- Ben... elle écrit des trucs qu'elle voit, et elle le vend après. Y a le droit de nous faire ça ?

- Pffff... ben euh... oui ?

OK personne va m'aider. Je retourne auprès de la fille. Le Fort a bien sûr une politique disciplinnaire qui respecte la dignité humaine et.... non je déconne. Je commence sérieusement à m'inquiéter pour mon matricule là. La violence on est toujours d'accord tant que ça se voit pas.

- J'aurais pas dû vous frapper j'imagine. Mais... mais vous auriez pu dire que vous étiez journaliste !

Elle aurait pu se frapper le front de la main devant son air surpris ou bien croiser les bras l’air renfrogné. Quoi ? Il n’avait pas deviné ? Mais quelle sorte d’individu avait-elle en face d’elle ? Mais il l’avait pris pour quoi jusque-là ? Elle remonta de ses pieds à son air ahuri et haussa un sourcil interrogateur. Et elle, de son côté, quelle image se faisait-elle des prieurs ? Celle de mec un minimum perspicace voire cultivés ? Comment pouvait-elle espérer ça de filles et de gars qui tabassent, mutilent et exécutent sans autre forme de procès que leur propre expertise de mec qui pense qu’à utiliser leur magie pour faire souffrir gratuitement la première personne qu’ils soupçonnent ?

La seule chose réjouissante c’est bien cet air de gros bêta qui s’est soudain peinte sur sa face de tortionnaire. Elle risquait bien une beigne après ça, mais elle ne pouvait s’empêcher de bénir ce parfait moment de grâce qui fait changer de camp les questions et peut être, elle l’espérait, les craintes. Elle se rassit doucement en assurant son mouvement de ses deux mains sur les planches noircies des caisses qui elles non plus n’avaient pas bougé. Toujours sur ses gardes, elle sentit soudain un brin de détente dans ses épaules.

Elle tentait déjà de faire le point sur le maigre avantage qui semblait se dessiner pour elle. Elle ne se faisait pas beaucoup d’illusion sur le pouvoir de la presse, mais découvrir qu’elle était journaliste semblait faire son petit effet sur l’homme en rouge. Elle n’allait pas laisser l’occasion et se devait de jouer l’assurance tant qu’elle pourrait jouer en sa faveur. Faire comme si la censure n’existait pas et qu’un pamphlet contre les prieurs et le prieuré, tant qu’on y était, pouvait passer sa surveillance. L’institution écarlate était un des piliers de la cité aussi ne se faisait-elle pas d’illusion sur ses chances de faire passer un tel papier. Le désarroi du mage de la douleur dont elle avait expérimenté les talents faisait plaisir à voir finissait petit à petit à convaincre la rouquine que la presse faisait l’objet d’un chapitre dans les instructions du parfait petit vicaire. Ce serait évidemment une aubaine qu’elle ne manquerait pas d’exploiter.

« C’est ça oui »

Elle rassemble le reste de courage et d’assurance que les derniers événements lui avaient laissé et planta ses yeux dans ceux de son… interlocuteur ? C’était pour le moment un bien grand mot, mais elle espérait bien que le temps de la confrontation physique était révolu et qu’elle pourrait tirer à présent son épingle du jeu. Elle ajouta d’une voie la plus posée et innocente possible.

« Cela pose un problème ? »

Evidemment que cela posait un problème. Il suffisait de voir le rouge embarras qui se dessinait sur le visage tout à l’heure un peu obtus mais maintenant tout à fait perdu et si elle pouvait le rendre un peu plus concret pour le vicaire, elle pourrait pousser son avantage un peu plus loin.

Soudain, elle n’eut plus du tout envie de rentrer chez elle. De toute façon, les dons magiques du prieur auraient tôt fait de la rattraper en plus du fait qu’elle espérait bien retrouver son carnet et peut être un peu plus. Alors que l’homme disparaissait brusquement pour réapparaître auprès de ses collègues, elle sentit ses yeux retrouver les étoiles qui les habitaient à chaque fois que qu’une porte sur l’inconnu s’ouvrait devant elle avec des promesses de révélations. Et puis c’était le moment choisi pour vérifier… Elle plongea sa main dans son sac. Mais pourquoi ne l’avait-elle pas emporté avec elle ? !! S’il était des situations où il lui aurait sauvé la mise c’était bien en cette fin de nuit. Glissé à l’arrière de sa ceinture, il aurait été à portée de main mais c’était trop tard pour avoir des regrets et elle ne devait compter que sur ses propres compétences pour finir de faire tourner la situation à son avantage. Une nouvelle fois elle savait qu’elle était le sujet de la conversation là-bas mais elle espérait bien que la conclusion du conciliabule n’aboutirait pas à un nouveau déchaînement de violence. C’était peut-être un peu trop espérer et le doute la regagna un instant. Après tout on n’était jamais assez sur ses gardes. Elle haussa les épaules. De toute façon, elle ne pouvait pas faire grand-chose pour l’éviter et comme disait sa mère, la peur n’évitait pas le danger. Elle devait juste faire confiance en ses capacité d’improvisation.

D’ailleurs ce n’était plus le moment de se poser plus de question car il venait de réapparaitre devant elle. Un sursaut de surprise la secoua brièvement. Elle avait beau s’y attendre, ça faisait tout de même un sacré effet.

Par tous les Saints de la Cité ! Mais ce serait presque des excuses qu’elle entendait là. Décidément, les choses avaient changé plus qu’elle ne l’espérait ! Non, il n’aurait pas dû et elle lui gardait un chien de sa chienne.

« Vous ne me l’avez pas demandé, frère Izei. »

Elle avait un peu appuyé sur le nom du vicaire que son collègue avait prononcé plus tôt, histoire de lui faire comprendre que ça aussi pouvait apparaître dans n’importe quel compte rendu qu’il soit journalistique ou disciplinaire, l’un pouvant entraîner l’autre. Elle tendit la main vers le carnet qu’il tenait toujours même s’il avait l’air de l’avoir parfaitement oublié depuis qu’il avait subodoré son état.

« Je peux récupérer mon carnet ? »

Sans attendre de voir s’il obtempérerait elle se releva de sa caisse aux odeurs de marée pour ouvrir son sac. Ses yeux ne regardaient même plus le vicaire, sûre qu’elle était de son avantage. Ses doigts délièrent la lanière de cuir et élargirent les bord du sac dans un frottement sourd de cuir tandis que la boucle de métal qu’elle n’avait pas fermée cliqueta brièvement.

« Vous auriez pu me tuer tout à l’heure, mais je ne demande pas mieux que de passer à autre chose. »

Elle releva alors ses prunelles ironiques vers le visage du prieur en espérant qu’il comprendrait à demi-mot qu’il avait une chance de se rattraper s’il faisait un petit effort de sociabilité. Elle se sentait d’humeur à tout oublier, ou presque s’il avait pour elle quelque chose qui l ‘aide dans son enquête sur le bretteur masqué.

Bon d'accord je suis un peu con, mais à ma décharge les criminels le sont aussi la plupart du temps. Mon monde est simple : des voleurs des tueurs des fous des terroristes des contrebandiers... y a pas de subtilité avec des identités en noms communs. Mettre des beignes ça m'a amené là où je suis, c'est pas pour rien. Ça marche. Je peux admettre que j'ai pas de retour sur l'efficacité des interrogatoires, mais on m'aurait prévenu si je torturais les mauvaises personnes pas vrai ? Enfin tout ça pour dire que je suis un peu léger niveau déontologie. Et de fait, pas très armé non plus quand une sale criminelle se révèle être une fouineuse parfaitement légale. Y a pas de case dans mon cerveau pour ça. Je déteste l'inconnu.

Ensuite y a le problème du journal. J'en sais juste assez sur le sujet pour que ça soit flippant. Les photos m'inquiètent particulièrement. Y a pas de raison, je saurais pas expliquer. Y a tellement de trucs qui m'angoissent que je cherche plus pourquoi de toute façon. La technologie c'est globalement un truc à fuir. J'ai toujours pas digéré l'installation du gaz dans le Fort.
Donc quand la journaliste me demande si ça pose un problème d'être journaliste, je réponds bêtement :

- Ben euh je sais pas.

Elle me dit mon nom en insistant dessus. Elle a retenu et elle me le fait sentir. Je le sais parce que j'utilise cette technique moi même. C'est flippant comme ça marche bien. Elle me demande son carnet, que j'avais complètement oublié.

- Ah euh bah euh oui tenez.

Je lui rends comme si il me brûlait les doigts.

Alors, je crois qu'il est temps de faire le point sur mes capacités d'improvisation : nulles. J'ai plutôt des réactions de petit rongeur quand un prédateur arrive. Je me fige avec de grands yeux et je regarde le désastre arriver. Je dis oui à n'importe quoi. Je crois que je pourrais me marier contre mon gré parce que je ne saurais pas dire « non » et que la proposition m'aura trop surpris. Sinon je file des beignes. Ça dépend de mon niveau d'assurance sur mon impunité, et de quel fusible aura sauté dans mon cerveau à ce moment là. Pas facile.

- Mais hein passer où ?

Je comprends rien à ce qu'on me dit parce que je suis trop occupé à paniquer. J'aimerais tellement, tellement comprendre. Enfin, « passer à autre chose », c'est une expression, je viens de m'en rappeler. Donc on parlait de quoi déjà ?

- Enfin euh non ! Je veux dire... c'est le type masqué qui vous intéresse, c'est ça ?

J'imagine que c'est ça, ça m'étonnerait qu'elle veuille m'emmener aux thermes ou je sais pas quoi. Ça m'embête de parler d'une enquête, c'est interdit. Mais je me sens baisé des deux cotés. Je sais pas quoi faire. Si seulement le Premier Prieur pouvait s'occuper des journalistes qui fouinent ! Ça doit être son boulot à lui, ça. J'y connais rien. Niveau science politique c'est pas trop ça non plus. Donc je me mets à parler très vite parce que je suis nerveux :

- Alors euh ben... je sais plus trop, des types qui essayent de me tuer ça arrive tout le temps. Puis les masques ben... ça s'peut. Je sais pas. Enfin je veux pas dire qu'on essaye de me tuer genre tout le temps tout le temps hein ! Puis y faisait nuit. Enfin voilà y a rien à dire quoi...

Elle me regarde en silence. Pendant ce temps je suis en train de suer de trouille. Pas le regard en silence. Il faut pas faire ça. C'est déloyal. Probablement interdit. Aucune aide parce que les autres prieurs veulent pas. Peux pas fuir. Sais pas quoi faire. Le silence se prolonge. Insupportable.

- Mais je ne sais pas ! Déjà la nuit j'essaye de faire gaffe à pas me téléporter dans les murs ou un bout de trottoir, alors les types masqués qui disent rien et qui me foncent dessus... ça vous a fait plaisir de vous faire attaquer par surprise pour rien ? Moi non plus ! Du coup ben euh... je sais rien. Sur aucun sujet. Je... putain.

Le petit « putain » tristounet de fin, c'était tout ce qui manquait. Je sais que je dis de la merde, c'est incontrôlable.

Honnêtement, elle a envie d’exploser de rire et elle le ferait certainement si elle n’avait pas peur de deux choses, briser le charme qui semble s’être abattu sur le prieur et mériter en second lieu une nouvelle séance de torture. Elle avait rencontré bien peu de prieurs dans toute sa vie et son précepteur lui avait bien signifié que cela valait mieux que cela continue. Croiser leur chemin signifiait soit qu’on empruntait un chemin malhonnête ou au mieux révolutionnaire et que de toute façon cela ne vous menait guère plus loin qu’un brief cachot puis la guillotine. Pour sa part, elle avait fait la connaissance d’une enquêtrice qui avait un peu redoré le blason des hommes et femmes en rouge par son professionnalisme, et sa pondération ainsi que par l’écoute qu’elle lui avait accordée. Celui qui croisait ses pas ce soir semblait être de la première espèce, comme quoi il faut parfois écouter les vieux précepteurs. Elle n’était pas encore morte sous ses tortures restait au grand air du port et de ça elle pouvait se réjouir en plus de ne pas encore sentir la « lucarne » trop proche d’elle.

Pour couronner le tout et pour finir de la rassurer, l’homme ne rouge ne semblait vraiment plus aussi sûr de lui depuis quelques poignées de secondes et elle commençait à percevoir une porte de secours et même, de pouvoir profiter de la situation. Même si elle savait qu’il fallait savoir se contenter de peu parfois, en l’occurrence sauver sa tête, ses défauts avaient tôt fait de reprendre le dessus et la pousser à exercer une curiosité maladive cultivée par son métier, mais aussi à se laisser entraîner par sa hargne contre ceux qu’elle avait désigné comme ses ennemis. Ces derniers n’étaient pas nombreux car classer les personnes qu’elle croisait dans cette catégorie était déjà leur faire trop d’honneur. Même son confrère qui l’avait passablement insultée il y avait quelque temps de cela n’avait pas mérité de grossir cette liste, après tout, il s’était montré tellement vain qu’il méritait tout au plus les sarcasmes de la rouquine et encore lorsqu’elle s’ennuyait pour de bon. En fait, si elle devait y réfléchir, des ennemis identifiés (ou presque) il n’y en avait qu’un, le fleurettiste qui s’en était pris à elle physiquement et mentalement et qu’elle traquait depuis de toutes les façons que son opiniâtreté, son imagination et parfois comme ce soir son opportunisme lui permettaient.

L’occasion était donc trop belle ce soir de pousser son avantage, à la fois pour prendre sa revanche sur le vicaire et surtout pour profiter de la chance d’être tombée sur celui dont on lui avait, jusque-là, caché l’identité. Si elle manœuvrait bien elle pourrait rendre cette soirée qui avait commencé de façon pitoyable très productive.

Elle ne répondit rien au premier bafouillement égaré de Frère Izei qu’un léger plissement du nez qui pouvait laisser espérer que la réponse était entendable même si elle ne donnait pas entière satisfaction. De toute façon tant qu’elle n’en savait pas plus sur son bourreau devenu tout à coup moins virulent, il valait mieux qu’elle joue sur le silence et le non-dit que sur des paroles qui pourraient se retourner contre elle si elles étaient mal choisies.

Pour le moment, récupérer son carnet est déjà inespéré. Elle l’arrache presque des mains du voleur en lui jetant un regard plein de reproches. On ne dérobe pas les notes d’une journaliste ! Sans quitter le Vicaire de ses yeux furibonds, elle le fourre rapidement dans son sac comme si c’était une assurance que le prieuré ne remette pas la main dessus. En tout cas il est hors de regard ce qui est déjà une bonne chose.
Les yeux de la journaliste doivent avoir du mal à cacher l’étonnement tinté d’amusement que les répliques à l’emporte pièce du prieur provoque en elle. Elle se demande bien sur quel genre de type elle a bien pu tomber cette fois. Si elle n’avait pu expérimenter qu’il y a des hommes sains d’esprit, elle pourrait se poser la question sur la santé mentale de l’autre sexe. Si elle faisait le compte de ses dernières rencontres, l’héritière des Mac Allister s’était montrée complètement « normale » mais il y avait eu Le masque qui tenait le pompon du gars complètement dérangé, suivi de près par Roy, oui d’ailleurs, il faudrait qu’elle pense à s’occuper de son cas à celui-là, et maintenant ce vicaire ?! Son forgeron et consultant préféré surgit alors dans son esprit comme une heureuse exception. Par tous les saints protecteurs de la cité, heureusement qu’il était là lui. En tout cas elle ne pouvait pas nier qu’elle manquait un peu de chance dans ses rencontres. En même temps, son métier ne lui permettait pas de ne s’intéresser qu’au personnes ordinaires sinon, que raconterait-elle à ses lecteurs ? Pour le coup, si elle parvenait à avoir un échange construit avec l’homme en uniformes écarlate, elle était à peu près certaine de pouvoir sortir un papier digne d’intérêt. Et si en plus le masque pouvait faire l’objet de leur conversation, elle toucherait le gros lot.

Mais pour le moment, il s’agissait d’asseoir son emprise sur le prieur désorienté qui avait oublié qu’en fait c’était lui qui avait l’avantage, si on y réfléchissait bien. De son côté elle chassa rapidement l’éventualité qu’il finisse de la couper en deux (ou plus) avec sa magie démoniaque et jette ses restes dans le port afin de ne pas laisser la panique prendre le dessus.

« Le masque oui et ceux qu’il a agressés. »

La question du prieur et sa façon de la formuler sonnaient comme si ce dernier n’en avait cure. C’était insensé ! Un prieur en apparence aussi puissant qu’il paraissait l’être ne pouvait pas se résigner à s’être fait mette minable par un branquignol à fleuret ! Elle posa son regard sur son pistolet. Il devait bien avoir eu l’occasion de lui ficher une balle entre les deux yeux ! Evidemment, sa méconnaissance du combat en général et des armes à feu en particulier lui permettait de simplifier son raisonnement à l’extrême. Consciente de cela elle se garda bien de toute remarque qui aurait pu remettre en selle le moral du Vicaire.

Mais ! Cela dépassait le comique qui se dégageait de ses simagrées depuis qu’il avait compris qu’elle était journaliste. Il essayait de la berner, elle ne rêvait pas ! Il essayait de lui faire avaler qu’un Vicaire de sa trempe, qui lui avait montré ses capacités à gérer une situation à enjeu multiple, obnubilé par les malfaiteurs à en oublier qu’il y avait aussi des innocents, qu’un prieur de son acabit donc faisait une croix sur sa propre agression par un fou dangereux ?!! Evidemment dans la situation du vicaire, identifier la folie devait être tout relatif, mais une agression était une agression. Elle plissa légèrement vers le regard fuyant du menteur, un regard oblique et sombre soutenu par un léger plissement des lèvres. S’il pensait qu’elle allait se satisfaire de cette explication minable ! Elle croisa lentement les bras.

La suite est aussi pitoyable que le reste et s’il pensait évacuer la question et se débarrasser des griffes de la journaliste en tentant de lui faire croire qu’il ne savait rien sur rien, il se mettait le doigt dans l’œil jusqu’au coude ! Déjà imaginer que son agresseur était resté muet lui paraissait inconcevable même si cela restait dans l’ordre des choses possibles. Ensuite imaginer une scène dans laquelle le prieur ne se serait pas défendu malgré la surprise n’aurait rien tenté pour lui mettre la main dessus ou récupérer des indices était impossible la rouquine. La question était maintenant de contraindre Frère Izei à changer d’attitude et ce ne serait pas chose aisée. Elle avait affaire à un gars qui visiblement ne réagissait pas comme la plupart des hommes et ses battements de cils qui avaient fait leurs preuves à maintes reprises pourraient bien tomber à plat. Par contre, il semblait sensible au rapport de force et lui avait révélé que sa force à elle était d’être journaliste. D’ailleurs elle se demandait bien quelles instructions les autorités prieuriales avaient données à leurs troupes concernant la presse. Elle n’avait pas connaissance qu’elles prennent autant de gants avec les médias. Mais peut-être, celui qu’elle avait en face d’elle avait-il mal compris, ce qui ne serait pas étonnant. En tout cas elle décida de surfer sur cette vague inespérée.

Elle garda une mine sérieuse mais un peu moins buttée pour ressortir son carnet et son crayon.

« Je comprends… Tout ce que j’aurai à écrire, c’est que la cité a mis sa sécurité entre les mains d’incompétents qui sont plus dangereux pour eux-mêmes que pour les malfaiteurs et qui, pour se consoler, pratiquent les violences policières sur des journalistes i-no-ffen-si-ves. »

Elle pointa de son crayon le dernier mot avant de refermer son carnet dans un claquement mat.

« Je pourrais même ajouter qu’au lieu de profiter des occasions qui leur sont données de faire progresser leur enquête, ils préfèrent laisser courir un dangereux criminel. »

Elle braqua son regard dans celui du vicaire, pour voir si elle pouvait enfoncer le clou. Au bout du compte elle préféra garder le silence une nouvelle fois en espérant qu’il y comprendrait que tout cela allait faire vendre pas mal de papier et que pour elle cela ne faisait pas de différence. C’était en partie faux car elle aurait de son côté l’impression d’être passée à côté de révélations de première main et de premier intérêt. Cependant, le vicaire l’avait engagée dans une partie de bluff avec ses gros mensonges et elle n’allait pas se coucher comme ça !

La fouineuse écrit vraiment super vite.

- Hein ? Mais j'ai jamais dit ça !

La seule chose à faire à ce stade est de fuir, mais je ne me souviens plus de comment on fait. Dire fermement « je ne répondrai pas à vos questions madame », et s'en aller c'est vraiment difficile pour certains types de personnalité. Genre le mien. Le pire c'est d'en avoir conscience (pas sur le moment, mais une heure après par exemple. Ou au milieu de la nuit).

Donc, passer pour un imbécile c'est fait. Le pire serait qu'elle écrive sur les affaires en cours dans son journal. Le Fort a vraiment une tolérance très limitée envers les pipelettes. Je voudrais qu'elle me laisse tranquille, je sais que je parle trop.

- Mais non mais c'est juste que... euh... bah j'en sais rien pour vos machins. Je... c'est pas ma fonction, j'enquête pas sur vos trucs. C'est pas la peine de le prendre comme ça.

Elle a eu l'air très éprouvée par le fait que je la torture à peine deux secondes. Je crois que c'est ça le cœur du problème. J'ai un peu de mal à comprendre ça, déjà parce que je suis obligé de me torturer tout seul avant de le faire sur quelqu'un d'autre. Du coup je m'énerve tout seul.

- Puis bon vos violences policières... J'ai juste utilisé la magie un tout petit peu, je vous ai pas arraché les doigts ou je sais pas quoi ! A l'étranger ils font des trucs bien pire que ça. Au moins vous rentrez chez vous dans le même état.

Bon, sauf si le cœur lâche ou que la personne se suicide, mais on fait pas d'omelettes sans casser des œufs.

Elle relève un peu plus la tête et la penche un peu sur le côté avec un air suspicieux. Comment ça il n’a pas dit ça ? Quand sans savoir ce qu’elle veut on lui baratine une fin de non-recevoir sous forme de « je sais rien », « je peux rien dire », comment il décrit cela ? Comme de la coopération ? Comme une façon de mettre à profit les opportunités ? Et il pense peut-être que la rouquine va se laisser convaincre ou va abandonner l’affaire ? Il ne l’a jamais vue à l’œuvre lorsqu’elle a la sensation de tenir quelque chose ! Il vaudrait mieux qu’il pense à se téléporter pour lui échapper. Car par les moyens traditionnels il pourrait se rendre compte qu’elle peut se montrer une vraie sangsue, à emboîter n’importe qu’elle foulée. En silence ou en serinant ses questions sans relâche, elle est alors maîtresse en harcèlement. Pour ceux qui imaginent une petite fille gâtée, ce serait une erreur, elle n’était pas du genre à sautiller autour de sa proie comme un petit piranha. Elle essayait toujours de faire ça avec réflexion en fonction de ce qu’elle parvenait à saisir de la personne dont elle attendait quelque chose et incarner un moulin à parole, n’était pas forcément, et même plutôt rarement, la meilleure stratégie.

D’ailleurs face au Vicaire, quelque chose lui disait que le silence serait l’arme la plus efficace, en tout cas pour l’instant et que les paroles qu’elle lui assènerait devrait être décisive sous peine de voir l’espèce de charme qui s’était installé entre eux se rompre. Il semblait prendre un malin plaisir à se mettre dans l’embarras et à se débattre avec ses propres difficultés qu’elle ne parvenait pas forcément à identifier mais dans lesquelles il paraissait devoir s’engluer tout seul comme une fourmi collée dans les poils d’un droséra. Elle en avait observé un une fois et le spectacle l’avait fascinée. Une fois l’insecte collée par un poil, il ne faisait que finir de se condamner à chaque mouvement pour se dégager alors que la plante se repliait inexorablement autour de sa proie. Frère Izei semblait vouloir jouer les deux rôles à lui tout seul et la journaliste n’allait rien faire dans l’immédiat pour lui venir en aide. Elle attendrait qu’il lui fournisse d’autre armes dont elle pourrait user de façon plus précise.

Elle laissa dont son regard inquisiteur se braquer sur le visage du prieur qui ne semblait pas aimer tellement soutenir son regard. Elle aurait donné beaucoup pour mener une enquête uniquement sur le personnage qui lui faisait face afin de comprendre les ressorts qui faisait de cet homme puissant dans son activité une petite chose aussi maladroite une fois mis en difficulté sur un autre terrain. Le problème pour elle était de savoir quel était ce terrain. Il avait beau sembler lui être favorable, elle ne pourrait en tirer parti que lorsqu’elle l’aurait identifié. Le fait qu’elle soit une femme ne devait pas être ça car il l’avait bien identifiée comme telle au début. Découvrir qu’elle était journaliste avait visiblement joué un grand rôle mais la presse n’était pas si intouchable que cela à Excelsa. Elle s’était déjà fait la réflexion quelque secondes plus tôt, pourtant elle ne voyait rien d’autre. Jouer de sa profession semblait une bonne piste mais dont elle hésitait encore à trop jouer. C’était trop simple sauf s’il y avait autre chose qui venait la conforter. Ses yeux tombèrent un instant sur les marques de sa fonction. Et si le prieuré était le paramètre qui lui manquait ? En d’autres temps, elle en aurait douté. Dans la profession on ne comptait plus le nombre de fis ou les hommes en rouge avaient fait des descentes dans les rédactions pour saisir « au nom de la loi » des articles, des plombs, des notes de papiers qui les dérangeaient. Si au passage, ils pouvaient endommager les machines de production, ce n’était que bonus pour eux. Mais depuis les trois saisons qui avaient vu le prince compositeur hériter de la censure, les choses ne leur incombaient plus aussi directement et le Prieuré devait attendre que les services d’Elikia Lutyens le leur demandent. Cela signifiait que l’écarlate institution devait marcher un peu plus sur des œufs vis-à-vis de la presse et qu’il ne tenait qu’à elle d’être assez habile pour ne pas passer le les limites de la bien séance patriotique si elle voulait mettre en cause les hommes de la citadelle. C’est comme si cette réflexion avait enclenché quelque chose chez la journaliste qui se sentit tout à coup forte d’une nouvelle position. Il s’agissait maintenant pour elle de vérifier qu’il s’agissait bien de ce qu’elle croyait et de ne pas abuser d’une ficelle trop grosse.

Jouer celle qui ne comprenait pas les armes qu’elle détenait était quelque chose qu’elle savait assez bien faire, jusqu’au moment où son interlocuteur se rendait compte qu’il ne lui restait pas beaucoup de porte de sortie hormis celle de la satisfaire. Elle n’avait cependant pas intérêt à se montrer trop implacable et finir par faire figure d’alliée si ce n’était d’ami se révélait au bout du compte plus productif.

Elle finit par le lâcher du regard pour se reconcentrer sur le carnet qu’elle avait encore en main. Elle le laissa continuer à tenter de se dépêtrer du piège qu’il s’était lui-même tendu tout en rouvrant son sac pour l’y fourrer et haussa les épaules. S’il n’avait pas compris que ses notes étaient maintenant à l’abri et qu’elle le laissait responsable de ce qui se passerait ensuite, c’est que le malaise qui s’était emparé de lui était encore plus intense que ce qu’elle ne pensait.

Lorsqu’elle eut fini et qu’elle fut certaine qu’il avait terminé elle replanta ses yeux dans les siens, enfin, aussi longtemps qu’il daignerait croiser son regard. Elle prit un ton apaisant et plutôt bienveillant même si l’on pouvait aisément y déceler la détermination qui était la sienne.

« Je comprends, vous avez votre métier et moi le mien. »

Elle avait légèrement appuyé sur le dernier mot pour lui signifier qu’elle était autant liée par sa fonction de journaliste que lui par celle de Vicaire.

« Je ne vous en tiens aucune rigueur. Tranquillisez-vous. »

Elle espérait bien qu’au contraire, il n’allait pas se détendre dans l’immédiat.

« Vos supérieurs attendent de vous que vous attrapiez les méchants et mes lecteurs que je les informe de ce qui se passe dans leur cité. »

Elle passa son épaule dans une des bretelles de son sac comme si elle était sur le départ et lui adressa un sourire de connivence.

« Nous savons tous les deux que vous ne pouvez pas toujours faire votre métier de la façon la plus propre qui soit et ma priorité est d’enquêter sur un fleurettiste masqué… »

Ça y était, elle venait de lui fournir sa porte de sortie. Elle n’était pas certaine qu’il sauterait sur l’occasion, mais elle avait joué sa carte et elle devait finir de verrouiller la nasse qu’elle tentait de tisser autour du Vicaire. Son deuxième bras pénétra dans la deuxième bretelle du sac. Elle était prête à partir s’il ne faisait rien pour la retenir et empêcher que ses « exactions » de prieur ne soient rendues publiques.

« … d’un autre côté, si je n’ai rien d’autre à écrire, mon patron va se demander ce que j’ai bien pu fabriquer cette nuit… »

Elle ne tentait pas d’attendrir le Vicaire, mais la pauvre se présentait tout de même comme victime de sa hiérarchie. C’était certain, elle ne pouvait évidemment pas faire autrement que de mettre ses précédentes menaces à exécution. Elle jeta un œil à l’horizon qui rosissait de plus en plus et, bonne joueuse, elle tendit la main au vicaire.

« Si vous changez d’avis… En attendant je vais vous souhaiter une bonne journée. Pensez à moi si vous avez le temps entre deux séances de torture. »

Elle n’avait pas pu s’empêcher d’enfoncer le clou sur le côté tortionnaire de Frère Izei et de ses collègues et en même temps, elle ne doutait pas que s’il ne faisait pas un pas vers elle, il penserait à elle un petit moment. Ou alors c’est qu’elle avait présumé de ses conclusions et qu’il pouvait très bien la faire taire à sa manière. C’est pourquoi la mention de son patron tout à l’heure n’était pas tout à fait innocente, histoire qu’il sache qu’on savait ce qu’elle faisait à l’heure qu’il était même si ce n’était pas du tout le cas. Comme souvent, elle avait « omis » d’en informer qui que ce soit. En même temps elle était parvenue à maintenir la pression sur le prieur en faisant comme si c'était elle qui avait la main sur les événements et qu'elle pouvait prendre ainsi congé, qu'il n'était plus maître de la situation alors que, elle le savait, il pouvait fort bien décider de la garder au secret le temps de prendre des "avis autorisés"... Elle était assez contente d'elle, mais n'osait encore crier victoire. L'homme lui avait prouvé qu'il était un peu impulsif ou tout au moins sujet à des changements d'attitude brutaux. Ce n'était pas parce que les choses semblaient tourner en sa faveur en cette seconde que celle d'après, il en serait toujours de même.