Froids calculs [Maeva O'Fell]

On lui avait donné une tâche impossible, et trop peu de temps pour jamais l'accomplir. La collecte des données à elle seule aurait dû lui prendre des mois mais elle avait réussi, avec forces arrondis et une ou deux prouesses théoriques, à la réduire à deux semaines à peine. Une nuit de plus, pour faire tenir une formule qui n'avait jamais été pensée par un cartographe auparavant. Une mâtinée fiévreuse pour jeter sur une carte les grands traits d'une visualisation...

Et la réponse cherchée était "non".

La Princesse Rectrice lui avait demandé si le dernier système conçu par un ingénieur du département de physique thermique avait une utilité commerciale. Un nouveau système de réfrigération, bien plus compact que les immenses hangars de la criée et les chambres froides des abattoirs.

Mais aussi très chers. Trop cher pour les Excelsiens vivant déjà sans cellier, et même pour la classe moyenne. Et pour les aristocrates, capables de se faire livrer n'importe quoi à n'importe quelle heure par une armée de servants, le système ne répondait à aucun besoin. Nulle part sur la carte de la ville ne se dessinait une intersection entre les besoins en argent et en énergie du nouveau système, et les forces disponibles.

Elle dirait "non" à la Princesse, en suggérant de travailler à réduire le prix du nouveau système. L'autre ne ferait même pas semblant d'être polie en la renvoyant fermement à son département inutile, sa seule chance perdue et sa carrière définitivement oubliée.

Elle avait à la bouche le goût amer d'une défaite injuste.

Et puis une vague idée. Un espoir peut-être futile, mais suffisant pour aller fouiller dans les considérables archives des cartes maritimes du département de géographie...Une nouvelle nuit passée à improviser des formules de projection inédites, avec tellement d'arrondis qu'elles pourraient être des usines à cercles.

Il y aurait tout le temps de la précision, si elle avait raison. Car une personne peut-être avait besoin du maudit système...

"Je m'appelle Enisca Nera, membre du département de cartographie à l'Académie d'Excelsa. Je souhaiterai un entretien avec l'Amirale." annonça-t-elle d'un ton péremptoire à l'aide de camp. Elle appuya ses mots de la lettre pompeuse que lui avait remise la Princesse Rectrice. "Tout de suite."

Des jours turbulents s'étaient enchaînés pour l'Amirale suite à son retour de la Fête de la Vie alors qu'elle ne quittait plus l'un ou l'autre de ses bureaux. Tantôt dans une salle réservée aux affaires confidentielles au cœur même de son enfant de métal où elle s'acharnait à recevoir divers officiers pour des questions que tous avaient fait serment de garder secrètes sous peine de nager avec des créatures bien plus organiques qu'ils n'en avaient l'habitude, tantôt dans un bureau spacieux dans l'une des ailes de la Maison des Navigateurs où des officiels attendaient de l'accabler de questions qui, en l'occurrence, n'arrangeaient en rien son humeur orageuse.

Un magnat du commerce de joaillerie se plaint depuis quelques minutes déjà que ses navires sont occasionnellement attaqués par d'impétueux pirates qui utilisent des petits navires capables de se faufiler entre les récifs pour les aborder sans être vus. Maeva se souvient parfaitement avoir dit à l'homme de faire emprunter à ses cargaisons un autre chemin, sachant pertinemment que ce groupe de malandrins rode depuis quelques temps dans cette zone et qu'elle n'y peut rien en raison de la suprématie territoriale de Trius sur ces eaux en particulier.

L'homme demande une escorte, une compensation, un geste de la part de l'Amirauté pour ce qu'il estime être le travail des militaires de palier à la bêtise des ambitieux et des fortunés.

Le froncement de sourcils de la Dame Blanche n'esquisse que le début de sa réponse.

Le prochain à s'annoncer est un jeune homme que la cadette O'Fell connaît bien, un jeune gaillard dans sa vingtaine, au visage gentil et aux bras robustes, qui lui porte une lettre et un nom après avoir demandé à la détentrice de ces deux derniers avec une extrême politesse teintée d'un brin d'appréhension de patienter l'instant qu'il fasse part de sa requête à l'Amirale. Le nom est entendu, la lettre est lue...puis relue, l'Amirale un instant déconcertée par la demande.

La lettre s'adresse à un magnat de l'industrie, pas une Navigatrice !

Sur le point de renvoyer l'impertinente supposément venue sur demande de la Princesse Rectrice, la Dame Blanche s'interrompt et repense aux mots du Premier Prieur. L'une des deux femmes les plus influentes d'Excelsa éprouve, selon ses dires, un intérêt certain pour ses ''projets'' et est très intéressée par leur présentation plus en détails.

Dans l'espoir que cette visite incongrue soit liée, d'une façon ou d'une autre, aux intentions de l'influente académicienne, Maeva ordonne à son subalterne d'aller chercher la porteuse de cette lettre et de l'inviter à entrer.

Au delà des deux portes de bois verni aux poignées dorées sculptées, le bureau dans lequel l'aide de camp introduit les visiteurs n'a rien d'exceptionnel, si l'on se place à l'échelle des puissants d'Excelsa. Quelques peintures représentant diverses scènes de navigation surveillent des meubles laqués de chaque côté de la pièce. Des fenêtres parées de rideaux de soie blanche – fermés pour l'occasion – laissant filtrer une lumière étouffée sur les lattes d'un parquet de bois ciré. Un grand chandelier électrique surplombe la scène juste au dessus du bureau – de bois, lui aussi – de l'Amirale sur lequel s'étalent des piles de documents dont certains sont à traiter et d'autres, à envoyer. De chaque côté de ce meuble se trouvent trois chaises identiques, deux d'entre elles réservées aux invités, d'un bois sculpté paré de petits coussins blancs à liseré d'or, l'autre à sa propriétaire au regard à peine moins solaire que les lueurs artificielles au dessus de sa tête. L'air sévère, les mains croisées derrière le dos dans une posture martiale, son regard est planté dans les yeux de tout nouvel arrivant, attendant qu'il se présente en personne avant de lui indiquer d'un signe de tête la permission de s'asseoir.

L'Amirale est curieuse de ce qu'une cartographe a à lui proposer...

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