Pérégrinations mondaines ~ Winifred

Des cernes, une pâleur maladive qui tâpissait un visage aux yeux remontés, accompagnés d’une moue déconfite : l’image à laquelle fut confrontée Catherina dans le miroir après une nuit presque sans sommeil, ponctuée par un cauchemar.
Cela faisait plusieurs jours déjà qu’elle travaillait sans relâche sur une nouvelle composition, s’étant promis, encore une fois, une millième fois peut être, de sortir de son style habituel.

Mais voilà : rien ne trouvait grâce à ses yeux. Après plusieurs pages de notes égrenées sur le papier, un agacement aussi furieux qu’un ouragan avait tout déchiré, et remisé aux ordures. Catherina avait passé les dernières heures qui précédaient le jour à ressasser, prostrée sur sa couche, faisant face à la baie vitrée de sa chambre, comme une enfant boudeuse.

Et quand enfin le sommeil était venu la trouver, elle était tombée dans les affres d’un rêve ridicule, où elle se voyait incapable de tirer le moindre son à son instrument, et où seul le silence la bordait, impénétrable.

L’aube était venue baigner de sa douce étreinte les lieux. Ses pénates, Catherina les avait voulues traversantes, orientées d’un côté vers le levant, et de l’autre vers le couchant, pour jouir des cycles du soleil. Des fenêtres partout, pour admirer le dehors, laisser entrer l’air, et surtout les bruits du monde.

D’habitude, une relative harmonie régnait dans la pièce, même si elle se métamorphosait presque quotidiennement aux grés des humeurs de sa propriétaire. Ce matin-là, pourtant, un chaos s’était emparé des lieux, comme un reflet du bouillonnement qui habitait l’esprit de l’artiste.

Elle marcha sur les papiers épars sur le sol, dans un bruit de chiffonnement caractéristique, ses pieds nus, et sa robe de chambre bariolées tranchaient par trop avec sa peau pâle, lui conférant un air de clown décavé.

Devant la glace, elle trouva de quoi rafraichir son teint, et coiffer un peu ses cheveux, où se mêlaient le brun terne de sa couleur d’origine, et le bleu céruléen de sa nouvelle teinture, qui avait remplacé un mauve provocateur resté en place pendant la période record de trois mois : une éternité pour les humeurs changeantes de l’artiste.

Catherina dissimula ses cernes sous un trait de khôl, alors qu’elle se glissait dans le tissu cyan et blanc d’une robe fluide, se préoccupant à peine de son habillement immédiat.

Il lui semblait tourner comme un oiseau en cage, elle n’avait pas de raison de croire que l’inspiration lui viendrait en demeurant en ces lieux. Un rapide coup d’œil à son agenda lui apprit qu’elle n’avait aucun évènement mondain prévu, au moins pour les deux prochains jours.

Elle raye d’un très net le cours qu’elle était censée donner dans la matinée… Et qui était de toute façon déjà commencé. La musique n’attendait pas.

Pas qu’elle en fasse particulièrement en l’instant, aussi, après avoir réduit en confettis plusieurs de ses partitions oubliées sur son pupitre, en mâchonnant sans grande conviction quelques gâteaux laissés sur son chevet, elle finit par prendre la résolution de se changer les idées ; faire de la ville sa muse, et y trouver son inspiration, à défaut d’autre chose.

Elle passa sur ses cheveux un châle, pour les couvrir à demi, avec l’idée qu’ainsi aucun importun ne la reconnaîtrait pour venir l’importuner, et sortit.
Catherina traversa le district, flânant dans les allées, sans avoir aucune idée d’où se rendre en particulier, regardant les devantures, alignant les pas de danses, ou fredonnant dans son coin : dans son monde, comme d’habitude.

Son attitude ne manquait pas d’étonner le quidam, mais si la pianiste s’en rendait compte, elle n’en laissait en tout cas rien paraître.

D’abord avide d’un endroit tranquille, lui évoquant la nature, l’artiste se dirigea vers les rues les plus calmes à cette heure du jour, qu’elle arpenta sans but précis, avec la seule envie de dissoudre son temps au gré.

Après un moment, alors que son air maussade ne quittait pas ses traits, elle se décida à aller en des lieux plus fréquentés : le silence des environs lui rappelait avec angoisse ses songes. Elle avait besoin des derniers ragots, des nouvelles les plus fraîches, et des foules les plus hétéroclites, pour réussir à poser correctement le flux de ses pensées.

Elle choisit donc de se diriger vers le district de Ste Helena, avec l’intention d’observer certains étrangers qui y séjournaient. Pour trouver de la nouveauté dans ses inspirations, cela lui paraissait l’idée rêvée.

Ce fut un parc qui fut choisit pour son lieu de villégiature. Le temps, relativement clément, voyait les arbres s’agiter sous une brise légère, qui enlevait à la lourdeur de l’air sans le refroidir pour autant.

Un temps propice à la flânerie, qui voyait les badauds se promener par chapelets. Catherina se plut à laisser son regard courir sur l’endroit, alors qu’elle s’était posée à l’ombre d’un grand arbre, qui formait avec ses semblable une allée rectiligne.

Au contact du bruit rassurant du monde, ses angoisses se dissipaient quelque peu, celle de la page blanche était la plus prégnante, mais les brumes de son rêve, même si lacunaires, lui revenait comme les relents d’une odeur de pourriture.
Marcher l’en distanciait.

Ce fut alors qu’elle tournait dans un embranchement du parc, dont les alentours étaient tapissés de massifs floraux que le soleil commençait à faire progressivement éclore, qu’elle fut tirée de ses contemplations par la vue d’une silhouette familière.

La pianiste se souvenait de Winifred pour avoir joué quelques fois dans son établissement, mais plus encore, elle loua brièvement le destin pour lui permettre de croiser sa route : elle était exactement ce dont Catherina avait besoin pour se changer les idées.

Et, la pianiste sentit un sourire se plaquer sur ses lèvres, peut-être la femme aurait-elle l’offre d’une nouvelle représentation : deux jours de rien, deux jours sans musique, c’étaient déjà deux jours de trop, et le dépit de ne pouvoir créer faisait naître un sentiment tout à fait désagréable, qui mettait du plomb dans l’aile de l’artiste.

Aussi cette dernière s’empressa de s’approcher de la tenancière. Faisant fi des manières, elle la héla pour avoir son attention, alors que plusieurs regards s’accrochaient sur Catherina quand elle cria :

- Très chère ! Comment vas-tu ?

Tout en s’approchant en trottinant à petits pas, pour se joindre aux côtés de son interlocutrice.

Une distraction bienvenue, que la pianiste n’hésitait pas à saisir.

Winifred avait organisé sa journée comme elle le faisait si bien dans son quotidien. Mais d'ordinaire, son quotidien était assez... routinier. Non pas par les rencontres qu'elle pouvait y faire, ça c'était le top, tous les jours de nouvelles têtes, tous les jours son lot de surprises... Mais son boulot restait le même : être à L'Octo, soigner les maux des uns et des autres à coups de bouteilles (pas dans la tête mais dans les verres) ou bien régaler les oreilles des uns et des autres avec de beaux musiciens triés sur le volet. Madame avec des certains goûts et n'allait pas recruter n'importe qui dans son établissement. Sachant qu'en plus, à l'étage, des oreilles affutées pouvaient trainer.
Bref, aujourd'hui était un jour particulier car Wini se rendait à Sainte Hélèna, c'était pas le cas de tous les jours alors elle était contente, de pouvoir admirer encore et encore ce joli petit coin qu'elle appréciait.
Elle y allait car elle avait entendu parler d'une représentation musicale qui aurait lieu, d'une personne dont elle ignorait le nom, ce qui attirait sa curiosité. S'agissait-il d'un petit jeune qui se découvrait un talent ? D'une personne qui débutait dans le métier ? Ou d'un musicien qui avait juste échappé à la connaissance de la tenancière ? Quoi qu'il en fut, ce "Edward" devait se faire voir d'Octopus.
Son but à elle était clair, connaître le petiot pour pouvoir potentiellement l'engager, et elle en profitait pour sortir un peu de chez elle.
Bien souvent les talents venaient taper à sa porte, et lorsque ce n'était pas le cas, c'est elle qui venait à eux. On disait de lui qu'il était pianiste, Wini avait justement un piano dans son bar, au premier étage cela dit, mais elle le descendait (ou le faisait descendre) occasionnellement pour inviter les joueurs à sortir quelques notes en soirée.

Elle était un peu en avance sur l'heure du concert qui se déroulait en pleine journée, et de ce fait, la patronne se faisait dorer la pilule au soleil en naviguant d'un pas lent et posé. Elle fermait presque les yeux pour profiter jusqu'à sur ses paupières de ce sublime soleil qui passait par là.

- Très chère ! Comment vas-tu ?

Winifred sursauta intérieurement, elle n'était pas prête à être dérangée et s'imaginait déjà une cliente du bar venir faire le tour des derniers potins, mais lorsqu'elle ouvrit entièrement les yeux, elle vit une tête qui lui était familière et un large sourire se dessina finalement sur son visage.

- Oh, Catherina, toi ici ? Quel plaisir de te voir. Et bien écoute, je me rendais justement à un petit concert de piano, tu le connais peut être, un certain Edward, tu es ici pour ça aussi ?  

Wini ne la laissa pas répondre qu'elle attrapa la jeune femme par le bras pour continuer à marcher tout en profitant du soleil.

- Il fait pas beau là ? hein ? C'est sublime, ce soleil, cette très légère brise, bientôt du piano dans les oreilles... que demande le peuple si ce n'est un bon petit verre de rhum avec les pieds en éventail.

Catherina se laissa entraîner à la suite de Winifred, suivant sa cadence du mieux qu’elle pouvait, la scrutant d’un regard en coin pétillant.

- Oh, Catherina, toi ici ? Quel plaisir de te voir. Et bien écoute, je me rendais justement à un petit concert de piano, tu le connais peut-être, un certain Edward, tu es ici pour ça aussi ?

Son interlocutrice venait juste de prononcer les mots magiques !

- Il fait pas beau là ? hein ? C'est sublime, ce soleil, cette très légère brise, bientôt du piano dans les oreilles... que demande le peuple si ce n'est un bon petit verre de rhum avec les pieds en éventail.

La pianiste sentit son cœur se gonfler d’allégresse. Juger les talents divers dans les faubourgs, et les cabarets, avait toujours été un de ses passes temps favoris, même s’il était parfois regardé d’un mauvais œil par ses pairs du Conservatoire, pour certains de ses membres, trouvaient la pratique de ramasser des talents de rue tout à fait déplacée.

Mais l’artiste s’en contrefichait.

- Je ne le connais pas ! Il a fait ses classes au Conservatoire ? Ou… C’est un autodidacte ? J’ai hâte de l’entendre ! Oh comme c’est excitant… Et un verre ne me ferait effectivement pas de mal.

Catherina dodelina de la tête, prenant un air dramatique, alors qu’elle retroussait son châle sur ses cheveux céruléens.

- Cela fait deux semaines, figure-toi, que je suis cloitrée dans mes appartements, en essayant de trouver l’inspiration ! J’ai l’impression que ça fait une éternité… - Elle se pâma d’une main, pour un temps aussi ridicule passé seule, cela dit, pour elle, c’était sûrement déjà un record - Mais ma muse ne m’a toujours pas trouvée. Tu n’as pas quelques places pour ma modeste personne, un soir, ou deux, à l’Octo ?

La pianiste prit un ton badin, sachant pertinemment que sa renommée et le nombre de ses sponsors en faisaient une artiste courtisée, et souvent sollicitée. Elle avait d’ailleurs, sans sa quête d’inspiration, refusé plusieurs représentations, jugées « trop ennuyeuses ». Les concerts les plus vastes étaient ceux qui la frustraient le plus, elle donnait sa préférence à des sales feutrées et pittoresques, plutôt qu’aux hauts-lieux de la musique, même si elle avait rarement l’occasion de s’y produire.

L’établissement de Winifred était d’ailleurs un de ceux que Catherina préférait en ville, il n’était pas particulièrement mal famé, comparé à beaucoup d’autres, et l’on s’y sentait en sécurité, sans pour autant étouffer dans un environnement guindé, tout en profitant de la variété de la clientèle.

Et qui de mieux placé que la tenancière d’un tel lieu de passage pour distraire une artiste désœuvrée ?
Elle ne laissa pas, en outre, le temps à son interlocutrice de placer un mot à la suite de sa tirade, la question lui brûlant les lèvres jaillit presque toute seule :

- Et… Quoi de nouveau en ville ? Des rumeurs ? Des ragots ? Tu vois défiler du monde tous les jours… De nouveaux talents potentiels, ou des choses que je devrais savoir ?

La pianiste tenta de réprimer un peu son ton avide. Elle ne souhaitait pas paraître seulement intéressée lors de cette rencontre fortuite.

Ce n’était guère la politique qui avait son attention, mais les bruits de couloir lui avaient toujours parus importants à savoir. Pas qu’elle ne se soit jamais soucié d’avoir une longueur d’avance sur qui que ce soit, mais c’était tout de même follement palpitant.

Elle savait qu’elle avait sûrement des dizaines de sollicitations du Conservatoire en attente, et qu’elle se ferait taper sur les doigts en rentrant de son escapade, mais qu’importe !

Il était l’heure de s’amuser un peu !

Winifred n'avait que faire, des beaux yeux des uns et des autres en général. C'était une sorte de... de bouclier. Parce que si elle devait céder devant un beau regard, elle ne ferait pas un bon chiffre d'affaire dans son établissement. Mais devant la beauté de Catherina, elle serait prête à faire péter la bouteille de rhum, sans broncher. Mais elle se gardait bien de le lui dire et louchait discrètement sur la sublime chevelure du petit ange. Par contre, le petit ange avait un débit de blabla assez similaire à celui de Mme Cooper quand elle était bien lancée, elle non plus ne laissait pas ou peu le temps à ses interlocuteurs de répondre.

Elle attendit donc que les questions soient posées, les affirmations affirmées et elle prit la parole, tout en marchant en se régalant du soleil sur ses joues. Les deux femmes n'allaient pas tarder à arriver sur place, il leur restait plus que deux ou trois minutes de marche.

- En ce qui concerne Edward, je n'en ai pas la moindre idée. Je parle de son parcours hein. On va en savoir plus d'ici quelques minutes j'ai envie de dire. A part son prénom, je n'en sais pas plus que toi. On se prendra un petit verre sur place, on devrait avoir de quoi.

La jeunette avait l'art et la manière de s'adresser à Octopus. Elle jouait avec les mots, jouait avec son corps en prenant des airs parfois totalement... exacerbés ? Mais c'était une artiste. Le mot exacerbé n'était pas exactement le bon, c'est juste qu'elle avait des mimiques intéressantes et... eh merde, impossible de décrire la chose.

- Deux semaines ? C'est pour ça que tu es toute pâle, tu as bien fait de sortir. Et d'ailleurs, pourquoi es-tu sortie de ton chez toi aujourd'hui du coup ? Une envie soudaine ? Un peu de pain à acheter ? Je suis quand même contente que tu m'accompagnes voir ce pianiste.

Tout en marchant, Winifred réajusta sa robe. Sa poitrine débordante n'avait pas envie d'être cloitrée dans ce corset comme Catherina dans son chez elle.

- Les seins, j'te jure, dans le genre inutiles... Hum, pardon, je m'éloigne du sujet.

Puis elle attrapa soudainement Catherina par les épaules pour la faire pivoter d'un quart de tour.

- C'est à droite, j'avais oublié. Du coup, bien évidemment qu'il y a une place pour toi dans mon chez moi. Ce serait avec plaisir, comme d'habitude. Mon piano va prendre la poussière si tu n'arrives pas vite. Je n'ai eu que des artistes "à cordes" ces derniers temps. D'ailleurs, tu connais la petite Zaïra Pi... Picca... zut. Zaïra ? Une très jeune violoniste avec tout plein de talent ? Elle est venue jouer il y a peu à L'Octo

La curiosité de Catherina, loin d’être étanchée, était piquée à vif, insatisfaite que sa question sur les rumeurs de la cité ait été esquivée par son interlocutrice.

Ce qui ne l’empêcha pas de lui adresser un grand sourire alors qu’elle l’écoutait, ne se dérangeant pas pour traîner un chouïa le pas, histoire de grapiller le plus de choses possibles, minaudant légèrement.
Cela étant, si Winifred avait décidé de l’entraîner quelque part, elle n’avait aucune peine : la silhouette naturellement svelte de l’artiste pouvait être bringuebalée sans grande peine, aussi elle avait grand mal à décider de la cadence à laquelle allait les deux femmes.

Catherina se laissa faire dès lors qu’elles bifurquèrent dans une embardé, ses cheveux s’agitant follement autour de son minois, elle eut un geste maniaque pour les garder en place, et reprit la parole :
- C’est encore excitant quand il y a du mystère. Un artiste de rue ? Tu sais, Elikia, enfin, le Prince Conservatoire, enfin, tu sais ! Et bien Elikia, il a en tête de recruter de nouveaux talents, peut être que si je lui glissais des noms comme ces facétieux artistes de rue, il en serait content ! Je ne sais pas trop comment il fait ses sélectons pour sa bourse, là…

Catherina haussa légèrement les épaules, car malgré qu’elle s’entende bien avec le Prince Conservateur, elle ne semblait avoir fichtrement aucune idée de la manière dont il appliquait sa politique. Tout en en ayant d’ailleurs absolument rien à faire, puisque la mention de la boisson que venait de faire Winifred semblait davantage l’avoir motivé que le fait d’évoquer les pauvres boursiers qui se pressaient à la porte du Conservatire.

- Oh tu sais, si je ne sors pas, on va encore me faire toute une histoire, mes collègues vont se fâcher tout rouge, et mes mécènes demander après moi ! Ah, l’anonymat me manque parfois… ça, et l’époque où personnes ne requerrait ma présence pour des cours ou je ne sais quoi d’assommant ! Et puis la préparation de ces fichues auditions pour les boursiers… Une horreur !

A défaut d’obtenir quoi que ce soit de sa comparse, la pianiste lui livrait plutôt tout ce qui se passait en coulisse au Conservatoire, avec un débit capable de faire pâlir un bonimenteur, accompagné de larges gestes de sa main libre, et d’un nombre impressionnant de mimiques à la seconde.

A la remarque sur la poitrine de son interlocutrice, Catherina n’avait pourtant rien trouvé à redire, ah ça non. Elle s’était contentée d’un regard en coin, puis de lorgner sur son propre buste longiligne dont les formes qui l’ourlaient auraient difficilement pu être qualifiées de « plantureuses ». Aussi elle laissa avec flegme, et peut être une moue légèrement envieuse, couler la remarque.

- Mais je me ferai un plaisir de pouvoir redonner un peu vie au piano de l’Octo ! Aucun instrument ne devrait être laissé sans jouer pendant longtemps, les cordes vont s’abimer.

L’artiste fronça légèrement les sourcils, marquant une pause dans son discours. Il lui semblait avoir déjà entendu ce nom… Non, l’avoir déjà lu. Mais où… ? Il lui fallut une fraction de seconde pour rouvrir la bouche, à peine le temps de respirer, qu’elle reprenait déjà :

- Ah mais oui ! Je crois même qu’elle va être auditionnée… Et que je vais l’auditionner. Enfin pas que moi, mais tout le jury du Conservatoire. Pourquoi, comment est-elle ? Elle est si douée que ça ? Si elle a attiré l’attention d’Elikia aussi … ça doit être le cas. Je vais faire attention lors de sa représentation, alors.

Winifred savait très bien qui était Elikia, elle connaissait le gami... le Prince, depuis quelques années déjà. Mais ils ne s'étaient pas vus depuis quelques temps, il fallait y remédier d'ailleurs. Ce n'était généralement pas à L'Octo que les deux comparses se retrouvaient, mais plutôt dans un endroit plus intimiste, plus discret. Elle avait également entendu parler de la bourse pour le conservatoire, mais plutôt par bribes que par un message clair. Elle fréquentait quelques artistes à l'occasion donc oui, c'était quelque chose qui lui était familier.

- Pour Eli, Elikia je veux dire, je pense qu'il fait ses sélections comme nous, en allant dans des petits concerts privés, publics, intimistes, avec du bouche à oreille ou bien il convoque au conservatoire ? Ouais, en fait, j'en sais strictement rien. Moi je recrute sur le terrain, puis y'a un petit gars aussi qui vient me glisser deux trois noms à l'oreille de temps en temps.

Puis elle écouta à nouveau Catherina qui avait des choses intéressantes à dire. Comme toujours. Elle était belle ET parlait bien, Winifred se délectait alors qu'elles étaient arrivées devant l'endroit attendu.

- Ah mais tu fais passer les auditions aussi ? Je ne savais pas, c'est super ça ! Mais bon, pour ce qui est de l'anonymat, si tu veux, j'ai des talents tout à fait douteux en coiffure et maquillage, si je m'occupe de toi, il y a moyen qu'on ne te reconnaisse plus.

Au même moment, un homme salua Winifred d'un baise main et en fit tout autant de son interlocutrice Catherina avant de glisser dans la salle sans un mot.

- J'y compte bien, pour mon piano. Faut qu'il se dérouille les os et qui mieux que toi pour ça ? Ah et ce gars, c'est un jeune luthier qui s'est installé il y a peu, ses premiers pas à Excelsia c'était à L'Octo, c'est par là qu'il est passé pour rencontrer du monde. 'fin, il est de la campagne Excelsienne, d'une p'tite famille avec trois fois rien, mais lui il a de l'ambition, j'espère que ça va rouler pour lui.

Mme Cooper attrapa la belle par le bras pour que toutes les deux s'engouffrent dans l'établissement dans lequel des notes d'échauffement se firent entendre.

- Et oui, la petite est douée, je ne t'en dis pas plus, j'laisse tes oreilles découvrir.

Catherina se tut quelques instants, le temps d’écouter les sons qui parvenaient de la salle, son attitude surexcitée s’apaisant un peu au contact de la musique, même de quelques notes.

Elle ferma à demi les yeux, heureusement qu’elle était guidée par Winifred, sans quoi elle se serait sûrement cassée la figure de manière beaucoup moins séduisante.

La pianiste inspira l’air à fond, en remplissant ses poumons avec délectation, revigorée à l’idée de s’immerger dans son monde, le seul où elle arrivait à calmer ses ardeurs, celui de la musique.

Elle n’arriverait sûrement pas à contenir ses remarques, mais n’étant pas particulièrement caustique, il y avait peu de chances qu’elle s’en prenne au musicien par des piques assassines, même si la représentation lui paraissait de piètre qualité, elle espérait que ce ne serait justement pas le cas.

La femme fit courir son regard un peu partout, curieuse de voir si elle reconnaissait des têtes, et attentive à son environnement, et aux émotions ambiantes, elle mit quelques instants à reprendre la parole, son cerveau concentré davantage sur ce qui l’entouraient, à présent, elle manqua à plusieurs reprises de rentrer dans des gens.

- Je crois qu’il fait comme ça, oui, pour choisir ses élus. Mais je n’en sais pas plus que toi, je ne m’intéresse pas trop à ça. C’est vraiment bien pour lui que je me plie à ces auditions. Je ne veux pas qu’il se retrouve seul face aux vautours.

Le ton de la pianiste s’était fait un instant plus sérieux, trop sérieux par rapport à ses frasques habituelles.

- Je fais passer les auditions, oui, mais pas que moi, il y aura aussi des membres plus… conservateurs. Oh, tu sais, la politique…

Catherina se racla la gorge, et offrit son plus ravissant sourire à sa comparse, son ton redevenant celui d’une pipelette surexcitée.

- D’ailleurs si la représentation de ce soir en vaut la peine, je pourrais prendre le nom et le glisser à Elikia ! On ne pourra pas dire que je ne fais rien, ah ça non !

La femme gonfla le torse, et pouffa de rire.

- Pour ta proposition, je retiens, je retiens ! Si je sors avec un maquillage de clown, les gens risquent de me laisser tranquille ! Même de fuir d’épouvante, si c’est toi qui t’en occupe !
D’un pas un peu plus assuré, ce fut cette fois Catherina qui indiqua une direction à Wini, s’exclamant d’un ton enthousiaste :

- Nous devrions nous placer devant, je ne veux rien rater. J’ai hâte d’entendre l’artiste, c’est toujours intéressant de savoir d’où il vient, comme ça on peut voir dans quelle mesure ça se ressent dans ses influences musicales !

La pianiste passa une main dans ses propres mèches, en scrutant la salle d’un regard, localisant les meilleures places, où le son serait le plus audible et le plus mélodieux.

- C’est incroyable que tu ais tellement d’artistes qui défilent dans ton établissement. La prochaine fois je proposerais à Elikia qu’on y fasse directement les auditions !

Catherina adressa un sourire narquois à sa comparse, tout en s’approchant le plus possible de la scène, fusse-t-elle modeste.

Catherina, qui avait enchaîné l'air sérieux et celui qui lui ressemblait plus, n'avait pas conscience de ce qu'elle venait de dire. Les auditions à L'Octo, le rêve ! Toutes les belles personnes qui connaîtraient l'établissement... mais bon, qui ne connaissait pas L'Octo, se dit-elle intérieurement avec une certaine prétention. Mais il fallait avouer que l'établissement ne faisait pas dans la demie mesure et que de nombreuses personnes d'univers sociaux tellement variés pouvaient y passer du bon temps.

Puis, Elikia et Winifred c'était quelque chose de... différent. Leur relation, tenue discrète, ne leur permettait pas trop de se voir dans cet établissement, ils se cotoyaient plutôt en extérieur, à la terrasse ensoleillée d'un café loin du centre, où ils pouvaient se raconter leur vie passée, présente et future. Le gamin manquait à Winifred, depuis qu'il était Prince, les deux n'avaient que peu eu le temps de se recroiser.

Perdue un instant dans ses pensées, Octopus en sortit tout en posant son délicat séant sur un siège plutôt confortable tout devant la scène. Les deux femmes étaient visiblement reconnues car des petits bavardages se firent entendre. Mais les gens ici étaient polis et respectueux et ne venaient pas déranger ces deux amatrices de musique. Enfin, surtout Catherina. Les gens ont toujours peur d'importuner les personnes célèbres et de renommée.

Je suis très fière du nombre d'artistes qui passent par chez moi, en effet, mais également de la qualité de leur travail. Mais bon, je les pèche aussi les petits, ils ne tombent pas toujours du ciel, c'est un travail à temps plein. Si je ne suis pas à L'Octo, ou sur la mer pour aller convenir de nouveaux marchés ou à chercher mes provisions, je m'attèle à cette recherche. J'ai eu de tous les genres, puis j'ai aussi eu ceux qui proposaient de me payer moi pour jouer, alors que ce n'est pas comme ça que ça marche ! J'aime avoir un oeil sur tout, c'est normal c'est mon établissement, c'est pour ça que je préfère aller démarcher plutôt que d'être prise au piège par quelqu'un qui me dit "je viens jouer chez toi laisse moi une chance". Je préfère dénicher qu'être dénichée. Mais le bouche à oreille fonctionne très bien évidemment, si tu as des contacts qui veulent se lancer, tu connais la maison et tu sais comment me contacter, je te fais confiance sur tes goûts

Les gens derrière les deux femmes prirent place à leur tour, le show allait commencer et les lumières s'endormirent. Le piano était mis en évidence par une lumière très blanche et un homme très humble fit son entrée pour aller se poster sur son siège. Winifred était hâtive et en jetant un oeil en coin, elle vit que Catherina était déjà absorbée par l'événement. Une pianiste qui voit un autre pianiste, c'est toujours captivé.

Catherina se posa sur le siège, retroussant sa robe d’une main pour ce faire. Elle lissa le tissu d’un air affecté, tandis que ses yeux pénétrants se braquaient sur le piano, au niveau de la scène.
D’un air critique, elle détailla l’instrument, de l’usure des touches, jusqu’à celles des pédales, de la grosseur de la caisse de résonnance, jusqu’aux montants de bois qui soutenaient le corps du piano.

Elle jugea que ce n’était pas trop mal, et colla son dos au dossier, avec un soupir d’aise, croisant ses jambes.

Dans cet instant de flottement, elle écouta avec attention Winifred, tout en se tournant brièvement pour écouter les murmures qui avaient suivi leur arrivée.

La pianiste darda son regard sur la salle, ne reconnaissait aucune tête, elle en revint à sa comparse, lui souriant légèrement.

Catherina réfléchit brièvement : elle ne connaissait personne de talent qui ne soit pas déjà invité aux auditions d’Elikia.

- Ecoute, je pourrais sûrement t’envoyer des gens. Je veux dire, je trouve ça bien ce que tu fais, de donner leur chance aux jeunes talents. Il y a peu d’établissements qui pourraient se targuer de faire de même, et l’Octo est, en plus de cela, assez connu. Elikia se demande sans cesse ce qu’il pourrait faire, si ce ne sont ces auditions. Et bien, te recommander deux ou trois artistes en herbe, je pense que ce serait un bon début. Ils ne peuvent pas tous entrer au Conservatoire, mais se produire sur une scène populaire, c’est déjà quelque chose. C’est surfait, en plus, le Conservatoire… Toutes ces règles… Mieux vaut se produire en solo !

L’artiste agita la main, l’air dramatique, roulant des yeux.

On aurait pu croire qu’il avait poussé à la femme des idées socialistes, mais ç’aurait été très loin de sa pensée actuelle.

Non, en réalité, elle ne s’intéressait qu’à la propagation de l’art. Et, à ses yeux, l’art ne se préoccupait pas de l’argent. L’art ne se souciait que du travail et de l’acharnement de ses disciples, rien d’autre.

- Tu as bien raison de ne pas accepter de paiements. Il y a tellement d’imbéciles qui pensent qu’ils peuvent acheter le talent ! En réalité, j’admire plutôt la manière dont tu gères tes affaires. Tu sais ce que tu veux, et tu vas le chercher toi-même, c’est ça le recette du succès.

Emportée par son élan lyrique, Catherina tapota légèrement l’épaule de son interlocutrice, tout en poursuivant :

- Ah, tu fais grand bien pour la musique dans cette cité. Ça, je le sais bien, mais on pourrait même envoyer quelques têtes blondes du Conservatoire faire leur baptême du feu, se produire pour la première fois, dans ton établissement, hm ? Je suis encore professeure, aux dernières nouvelles, je pourrais soumettre cette idée à mes éminents collègues – le ton de la femme dégoulinait de sarcasme, tandis qu’elle s’éventait d’une main – ça me donnerait une raison de sortir un peu, et puis, toi, oh…

La pianiste sourit en coin.

- Tu n’as pas besoin de publicité, très chère, mais avec Elikia à notre tête, et ses idées pour le moins réformiste, nous pourrions rendre nos liens avec ton établissement plus étroits ! Ça apporterait la touche… Hm… Moderne qu’Elikia recherche tant à donner au Conservatoire !

Absorbée par la conversation, Catherina eut la présence d’esprit de se tourner vers celui qui venait de monter sur scène. Son visage se fit beaucoup plus grave.

Elle ne songea même pas au fait qu’elle venait de proposer un de ses énièmes fantasmes que ses collègues n’hésiteraient pas à qualifier de « caprice ». A ses yeux, c’était tout à fait sérieux.
La pianiste expira lentement, croisant ses mains sur ses cuisses, le dos bien droit, et nonchalamment les sourcils.

Elle était au premier rang, l’interprète ne pouvait que la voir, et bien qu’elle ne se voulût pas intimidante, ses traits exprimaient tout de même l’avidité d’une mélomane qui souhaitait être comblée par du beau jeu.

Si Catherina faisait la proposition d'envoyer des gens à Octopus pour qu'ils puissent faire leur première école, c'est pas elle qui allait cracher dessus. Il y avait plusieurs avantage à pécher les nouvelles perles rares et les faire éclore paisiblement au sein de L'Octo : Déjà, celle de la renommée. Il n'y avait jamais de "mauvais" artistes chez elle, du fait qu'il y avait une présélection, et du fait aussi que ceux qui conseillaient des nouveaux artistes étaient des personnes de confiance. Autre point important, c'est que ces artistes, quand ils grandissent, bah ils reviennent, et en étant célèbres ! Et la célébrité, ça fait venir du monde. Winifred ne crachait jamais sur le monde. Le monde attirant le monde... paf, L'Octo roulait. Et le premier étage se remplissait aussi de ces artistes de talents. Enfin, quand ils avaient fait leurs preuves. Catherina avait eu le droit d'accès à ce fameux premier étage peu connu de tous (voire pas du tout en fait, c'était un lieu secret !). Puis la belle lança le sujet des paiements des artistes et elle intervint.

- Oh, toi même tu le sais, je ne crache pas sur l'argent, mais de celui des artistes je ne prends qu'une infime partie, aux alentours de 5%. Ils comptent pour les charges et les dépenses engendrées par la communication entre autre. Mais je n'achète pas le talent, ça c'est sûr.

Puis elle laissa la belle flatter son égo. Parler du fait qu'on aime la manière dont Wini gère ses affaires est surement l'une des meilleurs pour lui faire tomber son bouclier.

- Va pour la modernité, relança Winifred qui pensait à d'éventuelles magouilles avec le bel Elikia.

Puis la salle se tut et invita Mme Cooper à en faire de même.

Edward fit son entrée comme un sublime gentleman. Au premier rang, il ne put s'empêcher de voir Catherina et il l'avait très certainement reconnue puisqu'il alla lui faire un baise main avant de saluer la salle.
Il posa son séant devant l'instrument et se dégourdi les doigts à la vitesse de l'éclair, les tympans des spectateurs le félicitant. L'homme était très très doué, ce n'était très certainement pas un novice en la matière, mais comment se faisait-il alors qu'il ne soit pas connu ? Des questions par dizaines arrivèrent dans la tête de Winifred - à commencer par "vous venez jouer quand à L'Octo ?" - mais elle se les nota dans un coin du cerveau pour les lui poser plus tard.


Le concert majestueux terminé, Winifred, traînant Catherina par le bras, ne pu s'empêcher de se frayer un chemin dans les coulisses pour aller saluer l'artiste.

Ce n'était pas un natif, d'Excelsa, il était arrivé depuis peu et avait préféré s'acharner sur son travail afin de proposer quelque chose de bien travaillé à la population locale. Il avait espéré rencontrer du beau monde dans les environs assez rapidement pour pouvoir être intégré à travers des réseaux qui lui étaient familiers et qui lui tenaient à coeur. Entre autre, le réseau des artistes musiciens. Il était bien tombé, Winifred l'invita aussitôt à repasser dès le lendemain approfondir leur discussion, étant donné qu'Edward, bien que ravi de ces rencontres, avait laissé sous entendre qu'il était fatigué et souhaitait se reposer.
Les coordonnées avaient été notées par les deux femmes et Winifred invita Catherina à aller boire un verre ou deux au premier étage de L'Octopus. Un autre beau monde les y attendait. L'élite.