So watered down, your feelings have turned to mud [Dizzy]

Je suis techniquement habilité à faire les mariages. Personne n'aurait l'idée de me demander de m'occuper de ça, mais c'est de l'ordre du possible. Néanmoins, dans ma famille, je suis obligé de me les taper. Déjà parce que ça fait économiser du temps et de l'argent à tout le monde. A ma famille, déjà, et à la chapelle locale qui ne peut pas suivre le rythme des naissances/décès. Je suis le seul à pouvoir dire si une personne existe ou non. Il y a beaucoup de mortalité infantile, les prénoms peuvent resservir plusieurs fois d'un enfant à l'autre. Il est déjà arrivé qu'un couple échange un de ses membres avec un autre, sans changer d'état civil parce que c'est plus simple pour tout le monde. Y a l'inceste aussi, on a pas le droit de déclarer qu'un enfant est issu d'une union frère-soeur. Pourtant il faut bien l'écrire quelque part ce bébé. Des fois j'ai été obligé d'inventer des nouveaux nom de famille parce qu'il était impossible de retrouver le vrai. Enfin c'est vraiment le bordel. Ils sont cinquante six millions en plus, au bas mot. Tous roux ou blonds. Tous cons.

Donc ma modeste contribution à la cérémonie consiste à apporter un papier pré-rempli. Chacun signe de sa petite croix et je me débrouille pour trouver les noms et les dates. Au début j'ai essayé de faire comme j'ai vu faire en Ville, tout bien comme il faut. Ils en ont rien à foutre, ils sont là pour la picole et les jeux rigolos. C'est impossible de les garder assis 20mn.

Cela dit il y a un effort sur les fringues, la nourriture et la déco. C'est comme ça qu'on fait la différence entre un mariage et une bête murge en groupe. Y a un zébu entier qui est en train de cuire au dessus d'un immense feu. Ça pue la bergerie jusqu'au fond de mes narines. Y a beaucoup trop de bruit. C'est toujours les trois mêmes personnes qui s'occupent de la musique. Ils ont des instruments horribles. La pire c'est la meuf avec la... je sais pas comment s'appelle cet instrument. C'est plusieurs flûtes reliées à un sac en panse de brebis, ça fait le bruit d'un putois en train de crever. Très strident. Une mort pénible. Un autre gars inflige de tels sévices à une guitare que deux des cordes ont explosé (il n'a même pas ralentit quand ça s'est produit). Le troisième membre du groupe s'occupe des percutions. J'en ai les dents qui vibrent tellement c'est fort.

Enfin comme c'est les bonnes ambiances que j'aime, je suis allé m'asseoir le plus loin possible du bruit, là où il y a le moins de monde (probablement parce que c'est juste à coté du tas de fumier). J'essaye de survivre. Oui je déteste être ici mais j'ai jamais envisagé de couper les ponts. D'une parce que je serais vraiment tout seul, de deux parce que ça demanderait d'affirmer des trucs. Possiblement se disputer avec de vrais arguments. Beaucoup trop compliqué. En plus ils savent où j'habite, j'arriverais jamais à m'en débarrasser.

- Coucou Izei, tu connais Dizzy la fille de Zyra ?

J'ai violemment sursauté. C'est une de mes cousines éloignée qui vient de me parler en me secouant l'épaule (je suis pas très tactile). Du coup j'ai répondu le premier truc qui m'est passé par la tête.

- Zyra... celle qu'est crevée de la syphilis ?

- Possible, mais tu confonds peut être avec Zylia. Je crois qu'elle l'avait.

- Trois paires de gants de rechange,
- deux robes de rechange,
- du désinfectant en grande quantité,
- des linges stériles,
- des allumettes pour stériliser au cas où,
- une écharpe lavée plusieurs fois,
- mes papiers pour les contrôles,
- un livre.

Tout ça a été tassé dans ma valise par un serviteur de mon frère pendant qu’il brossait mes cheveux comme un malade. Je suis officiellement invitée au mariage de je-ne-sais-pas-qui et de va-savoir-qui, tous deux membres de ma famille du côté de Maman. La simple idée de devoir y aller me donne des aigreurs. Les gens de la famille de Maman sont tous idiots, ils ne sauraient même pas faire fonctionner un simple petit système hydraulique sans avoir un spécialiste pour le faire à leur place. Et puis ils puent… tous… ils sentent la crasse, les dents gâtées, l’alcool, la sueur rance, la maladie et les secrétions corporelles diverses et variées. Il y a des jeunes, des vieux, des bébés… beaucoup trop de monde pour que ça soit calme et paisible.

Mais je n’ai pas le choix. J’ai pourtant essayé d’expliquer à Père que si j’y allais, mon cerveau risquait de prendre le pli et de ne plus servir à rien ! Ça serait une perte immense pour tout le monde si une chose pareille arrivait ! Mais il n’a rien voulu entendre. Je trouve ça très injuste. Sous prétexte qu’il a éprouvé des sentiments amoureux pour Maman, moi, le fruit de cette union imprévue, je dois me taper sa famille parce que « la famille c’est important dans la vie, ma petite aigrette de pissenlit, quand on perd tout, c’est tout ce qu’il nous reste ! ». Sauf que moi, je ne vais rien perdre du tout… je suis brillante, même si Père meurt sans rien me laisser, ce qui n’arrivera pas, Tante Hanae me gardera près d’elle parce qu’elle aime bien prendre l’argent que rapportent mes inventions. Donc je pourrai continuer à travailler quoi qu’il arrive… Mais il m’a menacé de me prendre mon Grille-Pain-Sans-Les-Mains… alors j’ai dit que j’étais d’accord finalement.

- Trois paires de gants de rechange,
- deux robes de rechange,
- du désinfectant en grande quantité,
- des linges stériles,
- des allumettes pour stériliser au cas où,
- une écharpe lavée plusieurs fois,
- mes papiers pour les contrôles,
- un livre.

Rien n’a bougé, tout est toujours là quand j’arrive. Mais comme je n’ai pas pu claquer trois fois la porte d’entrée, vu qu’il n’y en avait pas, je compense en re-vérifiant encore.

- Trois paires de gants de rechange,
- deux robes de rechange,
- du désinfectant en grande quantité,
- des linges stériles,
- des allumettes pour stériliser au cas où,
- une écharpe lavée plusieurs fois,
- mes papiers pour les contrôles,
- un livre.

Bien. Une petite dernière pour la route…

- Trois paires de gants de rechange,
- deux robes de rechange,
- du désinfectant en grande quantité,
- des linges stériles,
- des allumettes pour stériliser au cas où,
- une écharpe lavée plusieurs fois,
- mes papiers pour les contrôles,
- un livre.

Bon. Un type qui s’est présenté comme mon demi-frère et comme mon oncle avec un rire gras et des dents pourries a voulu me débarrasser de ma valise. J’ai tiré dessus tellement fort qu’il a eu mal à la main. Personne ne peut prendre ma valise. C’est la seule chose propre du coin. Il est parti en maugréant que j’étais aussi cinglée que la dernière fois.

Ceci dit je dois admettre que cette… euh… assemblée d’illettrés… est moins dégueulasse que d’habitude. Je crois même qu’il n’y a encore personne de nu en train de beugler sur une table. Net progrès. Moi, je fais tâche au milieu de tous ces blonds et de tous ces roux avec mes cheveux presque noirs que je tiens de Père… du coup on me repère facilement. On vient me parler, me prendre les mains, embrasser mes joues, on me raconte plein de choses qui ne m’intéressent pas et que je n’écoute pas, on me remercie d’apporter un peu de prestance dans la famille et je les remercie d’arrêter de me parler en étant aussi près de mon visage. Entre l’odeur et les postillons, j’ai envie de me baigner dans un lac de désinfectant… mais je suis polie, alors je me contente de m’éloigner dès que je peux. Sauf que non…

Une femme dont j’ignore tout m’agrippe par le bras et m’entraine à sa suite pour me présenter mon cousin… ou un truc comme ça. Visiblement c’est important parce qu’il « habite près de chez toi ma jolie, vous devriez vous rapprocher ».

Quand on arrive près du type qui a apporté le papier à signer pour unir les deux gens de tout à l’heure, elle commence à lui parler de Maman. Mais je n’écoute pas, je suis occupée. J’ai posé ma valise sur une table après avoir épousseté, je l’ouvre doucement, et j’en sors le désinfectant. Je retire mes gants et je m’en asperge les mains, les bras, le visage, la gorge et la nuque. Généreusement. Je frotte jusqu’à ce que ma peau soit toute rouge, puis je range le tout, je jette mes gants dans le feu et j’en prends une nouvelle paire que j’enfile tout de suite. Ils sont gris, simples, et remontent jusqu’à quelques centimètres après mes coudes. Du coup, avec ma robe grise, à peine plus foncée que mes gants, dont les manches descendent jusqu’à quelques centimètres après mes coudes, aucune parcelle ne peau n’est exposée. Parfait. Ma robe est toute simple elle aussi. En dessous, je porte des bottines noires qui remontent jusqu’à mes genoux, mais comme la robe caresse mes chevilles ça ne se voit pas. Je prends mon écharpe et l’enroule autour de mon cou ? Et voilà… la seule peau exposée, c’est celle de mon visage. Mais en cas d’urgence je peux remonter mon écharpe. Protection basique, mais je n’ai rien de mieux.

La femme de tout à l’heure m’agrippe le bras et me traine devant le prieur sans me demander mon avis.

- Tiens, c’est elle… Dizzy. Zyra l’a faite avec un mec qu’a plein de fric, plus que toi. L’est un peu siphonnée la gamine mais vous allez bien vous entendre.

Elle se penche vers lui en baissant d’un ton mais je l’entends quand même parfaitement.

- Elle a 21 ans, et pas d’enfants. Vu que t’es presque vraiment vieux et que t’en as toujours pas, tu devrais t’amuser un peu avec elle. A mon avis, faudra lui apprendre, mais c’est mieux comme ça pas vrai ?

Elle se retourne et me tapote le ventre en me donnant envie de lui vomir dessus juste pour le principe.

- Hein ma belle ? Va falloir te remplumer un peu, mais Izei va bien s’occuper de toi tu vas voir.

Et puis elle s’en va, toute contente d’avoir joué les entremetteuses. Je regarde l’Izei en question avec un air à peu près aussi expressif qu’une porte de placard.

- Je ne sais pas beaucoup de choses par rapport à la reproduction, mais étant donné que cela implique un contact physique prolongé, sachez que je suis contre, à moins que vous ne mariniez dans un bain de désinfectant pendant plusieurs heures. Ongles et cheveux compris. Et même dans ce cas… et bien je suppose qu’il faut que vous demandiez la permission à Père. Il dira non. Il ne soutient pas beaucoup la reproduction intra-familiale.

Je lui tends mon désinfectant.

- Elle a touché votre épaule.

Je regarde ma valise et la rapproche un peu pour la ranger pendant la conversation, parce que je suis polie, et que quand on me présente quelqu’un, je le laisse me parler.

- Deux paires de gants de rechange,
- deux robes de rechange,
- du désinfectant en moins grande quantité,
- des linges stériles,
- des allumettes pour stériliser au cas où,
- mes papiers pour les contrôles,
- un livre.

Parfait.

Évidemment, j'ai commencé à me fâcher tout rouge à la deuxième phrase qui est sortie de la bouche de ma cousine. Je ne sais pas pourquoi les gens ont cette frénésie à me parler de cul ces temps ci, mais ça commence à me courir. J'ai failli la gifler. Je me suis vu tendre la main en arrière et lui en mettre une. Mais de base c'est une cousine que j'aime bien (malgré son ingérence dans mes affaires personnelles), et puis c'est vrai que fonder une famille ça doit être un truc sympa si tout le monde s'y met. Mais quand même. Ça faisait bien quinze ans qu'on me l'a pas faite, celle là. Donc ma cousine a dit d'énorme connerie, et la fameuse Dizzy a enchaîné sur des horreurs. OK, elle est attardée. C'est pas surprenant, on a l'habitude dans le coin. Mais vu qu'elle est issue d'un lignage prestigieux, on aurait pu croire... mais non, le sang Ingenoc est trop fort. Elle est complètement con. Elle dit des trucs qui ont l'air intelligent de loin, mais c'est des trucs de dégénérés. Et vu l'expression de son visage, il y a pas la lumière à tous les étages.

- Ça va pas non ?

Ma cousine hausse des épaules et commence à s'éloigner.

- Mais... mais reprends la ! J'ai dit que je m'occupais pas de vos mongolos ! MAIS PUTAIN REVIENS.

J'ai hésité à me lever et à tracter Dizzy par le bras. Mais ça implique de la toucher (c'est surtout pas le moment), et malgré sa petite taille elle est peut être le genre de mongolo qui fait des crises de violence. C'est très désagréable. Bon heureusement j'ai l'habitude des attardés maintenant. Si ils crient je leur tape dessus et ça les calme. Faut pas les laisser pisser partout et piquer des trucs. Ils peuvent faire n'importe quoi.

- Bon, Dizzy, personne va se reproduire avec personne. J'ai bientôt cinquante ans et je suis un vicaire, d'accord ?

Rien ne se passe sur son petit visage maigrichon. Elle est vraiment con.

- Je pratique la magie de la douleur. Je torture les gens. Toute la journée.

OK ça sert à rien elle pige rien à ce que je dis.

- Dizzy. Si tu m'emmerdes avec des histoires de cinglé je t'en colle une. Ça c'est clair ?

Je pose mon coude sur la table et je me détourne un peu. Mais elle est toujours là, immobile. Ça fait bizarre parce qu'elle est propre et habillée comme une dame. On dirait un chien avec une robe – vu qu'elle est attardée je me doute que c'est quelqu'un d'autre qui la torche. Certains cas du village, si on les laissait faire, ils joueraient avec leur propres colombins.

Je l’écoute sans l’interrompre parce que je suis bien élevée. Comme la plupart des autres, il a l’air de me prendre pour une folle. Je lève les yeux au ciel. C’est toujours comme ça. Dès qu’on est un peu plus intelligent que la moyenne, et cette famille est très nettement en dessous, on est forcément fou à lier. Je tique un peu quand il parle de m’en « coller une »… je n’aime pas la souffrance physique, ça me dérange terriblement.

- C’est dommage, vous aviez l’air un peu moins stupide que la faune familiale… Maman aurait dû me dire que nous avions un vicaire dans la famille. Pas que ça me soit utile personnellement, mais je suppose que ça peut servir selon les…

Je jette un regard appuyé autour de moi, d’un air franchement désapprobateur.

- … circonstances…

Je range le désinfectant dans les plis de ma robe. Ouvrir la valise à chaque fois demanderait trop d’efforts. Je tourne autour d’une chaise un moment, puis je la nettoie soigneusement avant de m’installer dessus, et je range ce qu’il y a sur la table entre l’Izei et moi par ordre de taille étant donné que toute autre forme de classement serait complètement inappropriée.

- En temps normal je ne prendrais même pas la peine de relever vos propos, mais sachez que je ne suis pas… « Cinglée »… j’aime l’ordre et la propreté. Je sais qu’au sein de cette famille ça doit paraitre étrange, mais je ne vous permets pas de sous-entendre que je puisse être intellectuellement diminuée. Si c’était le cas… je vivrais probablement au milieu de ces gens.

Je désinfecte soigneusement mon gant avait de poser mon menton sur ma main. Je m’ennuie. J’ai envie de bidouiller mon matériel et d’inventer des choses, je n’ai aucune envie, par contre, de tailler le bout de gras (comme ils disent dans le coin) avec un membre de ma famille qui est probablement à la fois mon cousin, mon frère, mon grand-père et mon oncle. Mais dans les règles de politesses qu’on m’a forcée à intégrer, il y a le fait qu’on est obligé de parler aux gens qu’on nous présente… je cherche un sujet qui pourrait être à la fois intéressant pour lui et pour moi… Déjà pour lui…

Euh… la consanguinité et ses effets à long terme ? La boue ? Les bovins et leurs excréments ? Les malformations congénitales ? L’apprentissage de l’alphabet ? Non… il est vicaire. Je sais ce que c’est un vicaire quand même, et je sais ce que ça fait. On m’en a parlé, j’ai posé des questions, et j’ai lu des livres qui parlaient des prieurs… Voilà… sauf que je ne vois pas comment un tel sujet pourrait m’intéresser moi. Je me creuse les méninges un moment… et puis je trouve !

- Nous devrions parler ensembles pour respecter les règles de bienséance… je pense avoir trouvé un sujet de conversation qui vous conviendra aussi bien qu’à moi étant donné que nous n’avons rien en commun… à part un peu de sang, probablement bien trop semblable d’ailleurs.

Je repousse une mèche de mes cheveux en arrière et le regarde droit dans la joue.

- Quand vous torturez des gens toute la journée, étudiez-vous les effets des dites tortures sur vos victimes ? Je veux dire… la science pourrait très probablement faire quelques avancées intéressantes dans le domaine de la gestion de la souffrance physique si quelqu’un poussait des études sur les limites de la conscience et du physique lors de tortures, n’est-ce pas ? Vous pourriez peut-être même produire un papier intéressant pour une rubrique scientifique… savez-vous écrire au moins ? Père m’interdit de lire des traités de médecine, il dit que ça me fait du mal, alors j’ignore si tout ceci a déjà été fait, mais peut-être pourriez-vous ainsi trouver une sorte d’utilité autre que la recherche d’informations à vos pratiques barbares… A moins que vous n’y preniez du plaisir… j’ai lu quelque part que certaines personnes aiment en faire souffrir d’autres. Il parait même que certains se servent de cette sensation et la transpose lors d’activités reproductives… êtes-vous de ces personnes-là ?

Il n’y a aucun jugement dans ma voix… tout simplement parce qu’il n’y en a pas dans ma tête non plus. D’abord parce que je m’y connais trop peu en matière de douleur et de reproduction, ensuite parce qu’il fait bien ce qu’il veut, du moment qu’il ne me l’impose pas je ne vois pas de quel droit je devrais pouvoir approuver ou désapprouver ce qui peut bien lui faire plaisir. Surtout qu’avec le regard vide qu’il pose autour de lui, je doute que beaucoup de choses lui en apportent, du plaisir…

- Au fait, si cette histoire de reproduction revient sur le tapis, sachez que je refuse que vous me torturiez pour prendre du plaisir. Je n’apprécie pas la douleur et je doute de trouver toute cette histoire très agréable. Même sans parler de vos… pratiques…

Je laisse échapper une petite grimace de dégout rien qu'en pensant au fait qu'on puisse s'amuser à me faire mal pour le plaisir. C'est parfaitement inconcevable. On prend du plaisir quand on range, quand on nettoie, quand on étudie et quand on produit... pas quand on souffre... ça m'arrive de me faire mal en travaillant, c'est normal, mais ça n'a rien à voir.

- Par contre, je pense que...

Ah merde je me fais moucher. Ça cause drôlement bien comme petite bête. OK elle est juste saoulée d'être là. Je marmonne pendant qu'elle reprend son souffle entre deux phrases beaucoup trop élaborées :

- … oui bah je sais pas moi...

Et puis elle me parle de mon boulot, de la douleur, de livre, encore de son père. Elle a l'air de beaucoup mépriser notre famille. Je trouve ça vexant. Moi j'ai le droit parce que je viens d'ici, je suis pas allé me planquer chez mon papa riche. Alors certes je ne me suis pas beaucoup penché sur cette histoire de lutte des classes, d'autant que j'ai pas l'occasion de fréquenter le gratin. Mais quand même. Une bourgeoise qui vient chez nous critiquer ça se fait pas. Elle a qu'à retourner bouffer du cygne confit avec les autres si ça lui plaît pas.
Et puis pourquoi elle vient me reparler de cul celle là ? J'ai rien dit ! Est ce que j'ai murmuré « pince moi les tétons » sans m'en rendre compte ? Qu'est ce que je fais qui laisse penser aux gens que c'est ma priorité numéro un ? D'accord, les stéréotypes ne viennent pas de nul part, maintenant que je suis invité aux soirées des grands vicaires je... enfin j'ai une idée plus précise de ce qu'on peut faire avec une salle vide à disposition et des gros sadiques qui s'ennuient. Mais moi ça me met très mal à l'aise et j'aimerais beaucoup qu'on arrête de m'embêter avec ça merci beaucoup. Enfin au début ce que disait Dizzy avait l'air intéressant mais j'ai retenu que « bla bla bla ne me viole pas c'est sale ».

- Alors pour ce qui est de la conversation, on va commencer par laisser la reproduction là où elle est, déjà. T'inquiète pas, je comptais pas le faire là sur la table en bousculant l'assiette de pâté.

C'est vraiment le pire endroit pour le mettre, le pâté. A coté du tas de compost. Les odeurs vont pas du tout ensemble. C'est dommage, c'est un assortiment avec une feuille de salade et une demi tomate cerise. On sent le prestige.

- Et puis j'ai pas le droit de parler de la magie aux profanes.

Je me détourne à nouveau pour retourner bouder. D'habitude c'est comme ça que je passe mon temps ici. Je m'ennuie et je regarde les autres vivre. J'écoute les conversations. Elles sont débiles mais je n'ai rien de mieux à faire. Des fois les enfants veulent me voir me faire mal ou me téléporter. C'est tout.
Mais Dizzy me fixe en silence et je le vis assez mal.

- Bah tiens regarde ! … enfin euh non attends.

Je voulais relever ma manche dramatiquement, mais tout est sanglé de partout sur mon uniforme et je dois défaire mon protège-bras d'abord. Mais je finis par dévoiler la peau pâle et pleine de cicatrices de mon poignet.

- C'est dégueu hein ? Des fois c'est fait avec des couteaux pas hygiéniques du tout.

J’étale tout plein de désinfectant sur mes gants, et je prends son poignet pour le rapprocher un peu de mes yeux. Pas beaucoup parce qu’on sait jamais, il pourrait se passer n’importe quoi… quelqu’un qui le bouscule par derrière par exemple, et bim, sa peau entrerait en contact avec mon visage… j’en frémis d’horreur rien que d’y penser. Je me force à ne pas aller ranger quelque chose de manière hystérique pour bien regarder ce qu’il me montre. C’est poli de faire ça. La peau de son bras est presque aussi pâle que la mienne. Pendant un instant, je me demande si c’est de famille… et puis je me souviens que Père me dit que c’est parce que je ne sors presque jamais. Peut-être qu’Izei non plus ne sort pas beaucoup. Ou alors il a toujours cet espèce de vêtement bizarre qui lui couvre la peau des bras. Mais comme ça n’est probablement pas ça qu’il voulait que je regarde, je prends mon temps pour détailler chaque cicatrices. Y’en a des bien faites, et d’autres qui ont l’air de s’être infectées avant d’avoir été soignées. D’un point de vue scientifique, c’est un bras intéressant. On peut y contempler plusieurs phases de blessures, de plusieurs époques différentes… j’ai l’impression d’être une géologue en train d’essayer de déterminer l’âge d’un sol spécifique… là, dans les strates des cicatrices de la peau blafarde de mon cousin consanguin… Et je ne dis pas ça comme une insulte, d’après ce que dis Père, je ne suis pas touchée par cette histoire de consanguinité, mais à mon avis il dit ça pour se rassurer… quand je regarde ma « famille » maternelle, je me dis qu’il est parfaitement impossible de passer au travers des mailles de ce filet-là. Et ça doit être pareil pour Izei.

Je fais glisser mon doigt le long de chaque cicatrice en imprimant le dessin que ça fait dans ma tête, puis je lui lâche le bras, je désinfecte mes gants encore une fois au cas où, je me redresse et je lui adresse un regard interrogateur.

- Pourquoi « dégueulasse » ? C’est simplement les marques d’un travail bien fait et rondement mené d’après ce que j’en sais, ce qui n’est pas beaucoup. Moi aussi j’ai des cicatrices que je fais bien mon travail.

Après un instant d’hésitation, je retire mon gant droit pour le lui montrer. Ma peau est plus blanche que pâle et les cicatrices sont nettement moins impressionnantes que les siennes, mais j’ai des marques de brûlures, de coupures et même un beau bleu récent qui vire sur le noir au niveau du poignet. Mais ça c’est parce que je me suis coincée la main derrière une armoire en essayant de ranger un clou qui dépassait.

- Vous voyez ?

Bien sûr qu’il voit, mais il parait que ce genre de questions rhétoriques sont les bienvenues dans des conversations civilisées. Alors j’en utilise un peu plus que nécessaire pour faire comme si j’étais capable d’avoir des conversations normales avec les gens, sans m’imaginer en train de leur arracher leurs vêtements pour aller les laver, les sécher et les repasser. On dirait qu’il a dormi dans les siens tellement ils sont pleins de plis… Moi je me fais toujours engueuler quand je dors toute habillée, mes frères disent que c’est mauvais pour ma peau et qu’après j’aurais des rides partout.

- Mais mes cicatrices sont moins intéressantes que les miennes, elles ont toutes été très bien soignées. Votre poignet ressemble à un assemblage d’expériences sur la cicatrisation et l’auto-soin de la peau. C’est brillant de se servir de votre propre corps pour expérimenter ce genre de choses… vous ne voulez toujours pas écrire un papier sur le sujet ? Sans rentrer dans les détails… magiques… du processus bien entendu, vous avez été assez clair là-dessus.

Je voudrais une bibliothèque mal classée, là, maintenant, tout de suite… Izei peut venir avec moi, la conversation pourrait être divertissante, mais je veux une bibliothèque à ranger. Le bruit autour de nous, la quantité de personnes, les odeurs, les cris, les chants, les vomissures et les rires gras commencent à mettre mes nerfs à rude épreuve. J’ai presque envie de pleurer tellement je me sens oppressée.

Hé mais c'est qu'elle est pas bête du tout en fait. Je regrette de l'avoir traitée de mongolienne maintenant. Elle ne pousse pas des hauts cris en me voyant parce qu'elle trouve ça normal et bien que le prieuré existe. Vu qu'ici je ne me prends que des vannes, je ne l'avais même pas envisagé. J'en suis tout couillon maintenant.

- Ben... t'as bien deviné je n'écris pas très bien. C'est pas ici que je risquais d'apprendre. Il y a des vicaires qui écrivent de temps en temps, mais c'est rare. Et puis tous les bouquins doivent rester chez nous de toute façon.

Je remets ma manche correctement. Pendant ce temps certains invités, enfants et adultes, jouent à colin maillard (pourquoi ? Comment cette idée est venue ?) et ça tourne mal. Ça tourne mal parce que quelqu'un qui déambule complètement bourré avec un bandeau sur les yeux c'est une idée à la con. Je le montre du doigt à Dizzy.

- Je sais qu'on cicatrise moins bien quand on picole. Aucune idée de si c'est écrit dans un bouquin quelque part, mais nous on est au courant. Comment tu t'es fait mal ?

Elle est très jeune. Je dirais moins de la moitié de mon âge. J'étais déjà vicaire quand elle est née. Peut être une ado même. Je ne sais pas comment une ado bien née peut se brûler les doigts. Peut être en déplaçant tous ces sacs d'argent. La toile de jute qui glisse. Je ne sais pas, je n'ai jamais eu l'occasion de voir des trucs comme ça. Je ne crois pas être déjà rentré dans des manoirs – ou alors pour de funestes raisons. J'ai l'image d'un gros cygne dans une assiette, d'un tas de bougies à la cire d'abeille et de plafonds ridiculement haut. Mais c'est tout.

- Moi je croyais que dans la famille de ton père ils faisaient la fête toute la journée. Ils ont pas arrêté de chambrer Zyra là dessus.

A l'époque je commençais à faire de la magie. Ce n'était pas facile et j'avais la tête ailleurs. Ces histoires de tortures, probablement. Sur moi et sur les autres. Fallait s'accommoder. Une sale période. D'un autre coté j'avais enfin le droit d'être enfermé autant que je l'avais toujours désiré et c'était reposant. J'imagine qu'un rêve semblable pour Dizzy serait un château à eau mais rempli de désinfectant. Une rivière de savon peut être. Elle arrête pas de se laver des trucs avec son produit qui pue là.

- Tu veux pas arrêter de sortir ton truc s'il te plaît ? Ça sent comme à l'infirmerie c'est pas très agréable.

- C’est peut-être pas super agréable, mais au moins je ne risque pas d’attraper tout un tas de bactéries et autres choses peu ragoutantes qui trainent probablement dans tous les coins et recoins par-ici. J’ai trop de choses à faire pour me permettre de mourir bêtement d’une infection ou d’une maladie stupide. J’ai pas le temps pour des choses insignifiantes comme ça.

Je range quand même le désinfectant dans les plis de ma robe, histoire de lui montrer que je prends son avis en compte. Bien sûr, je le ressortirai à la première occasion, mais je ne suis pas obligée de le lui dire.

- Père est loin de faire la fête tout le temps, il travaille beaucoup. Mes frères aussi mais un peu moins parce qu’ils se relayent pour être avec moi quand je rentre à la maison. Je ne vois pas très souvent Père, mais c’est lui qui m’a obligée à venir. Il s’était attaché à Maman, alors il pense que je dois m’attacher à sa famille, que c’est important… il m’a menacée et tout…

Je réfléchis.

- C’est vrai qu’il va à des fêtes régulièrement par contre… mais Maman ne devait pas y être conviée quand elle était vivante, Père avait déjà une femme officielle et ses quatre fils, ça n’aurait pas été bon pour la réputation de son nom si Maman avait été vue avec lui. Mais je crois qu’il n’aime pas trop ces fêtes, il est obligé d’y aller pour le travail et les relations. On m’invite aussi des fois, mais je trouve souvent le moyen de ne pas m’y rendre… je déteste autant ces soirée que celle d’aujourd’hui.

D’ailleurs je prends bien soin de ne regarder que mon interlocuteur, pour me persuader que je peux oublier le boucan aviné qui règne dans les parages. Si je m’écoutais, je serais déjà en train de fuir en hurlant.

- Et puis j’ai une très bonne excuse : je suis très occupée. Je fabrique et j’invente des choses… au début je le faisais par plaisir et de mon côté, parce que l’Académie m’avait renvoyée au bout de quelques mois. Les professeurs n’aiment pas qu’on leur souligne leur incapacité… eh bien je suis désolée, mais quand quelqu’un supposé m’enseigner des choses ne raconte que des sornettes, je pense être en droit de m’indigner et de lui signifier ce que je pense de sa stupidité maladive. Franchement, quand on ne sait pas, on enseigne pas !

Je regarde pensivement le bout de mes doigts avant de reprendre.

- Mais depuis que j’ai inventé le Grille-Pain-Sans-Les-Mains, je suis de nouveau à l’Académie. Mais comme Tante Hanae a dit que je pouvais faire ce que je voulais, je n’ai plus vraiment de professeurs, et je peux lire tout ce que je veux et fabriquer tout ce qui me passe par la tête. Tante Hanae ne m’aime pas beaucoup, mais elle aime beaucoup l’argent qui rentre dans ses poches avec mes inventions. Alors tout le monde est content.

Je remets mon gant maintenant que je suis sûre qu’il a bien pu voir ce qu’il voulait.

- C’est en travaillant que j’ai dû me faire ces cicatrices… je ne m’en rends pas vraiment compte moi-même, mais il y a toujours quelqu’un pour venir me tamponner une plaie ou me mettre des bandages en me dérangeant dans mon travail.

Je roule des yeux d’un air exaspéré.

- C’est très frustrant. Tante Hanae aussi m’a frustrée, elle a changé le nom de mon invention, elle dit que ça fait plus commercial… le « Grille-Pain »… pff… « Grille-Pain-Sans-Les-Mains » c’est beaucoup plus parlant je trouve…

Le type avec les yeux bandés vient de tomber à quelques centimètres de ma chaise. Je me suis figée. J’ai dû me retenir très très très fort pour ne pas bondir hors de portée et me cacher dans une réserve avec plein de choses à ranger…

Je n'y connais rien en invention, en technologie, en bricolage. Je sais à peine utiliser des toilettes modernes. J'ai eu tendance à me mettre à genoux par terre alors qu'il y avait des fauteuils dans la pièce, parce que traditionnellement au Fort on fait comme ça. Je ne sais pas ce que c'est un grille-pain. J'ai déjà du mal avec le gaz. D'ailleurs je trouve le nom inquiétant. Est ce que ça sert réellement à faire griller du pain ? Pourquoi sans les mains ? Cette conversation est bizarre. Je ne connais pas l'Académie, je n'y suis jamais allé, ça ne m'intéresse pas. Aucune idée de ce qu'ils y foutent.

- Bah c'est bien si quelqu'un vient te faire les bandages... sinon tu vas bricoler drôlement moins longtemps. Je...

Je rien du tout parce qu'un de mes frères vient de passer et que j'ai interrompu tous mes processus cognitifs pour le surveiller. Ils ont tendance à faire des « blagues » qui vont beaucoup trop loin. Ça fait très longtemps que je ne vis plus ici, mais il y a toujours une petite partie de moi qui s'alarme quand il y en a un à proximité. Un peu de honte aussi. Ils ont beaucoup de dossiers sur moi. Mais celui là disparaît dans la cohue sans m'adresser un regard. Je raccroche mentalement les wagons à la conversation en cours.

- Enfin c'est bien si tu as trouvé ta petite planque dans ta famille paternelle. C'est mieux que d'être mariée à un des cons d'ici.

Je sais pas si on peut dire que j'ai trouvé ma planque, ça me ferait un peu mal au cul qu'on considère mon sort comme enviable. Je passe quand même beaucoup trop de temps à pleurer dans mon lit pour un type planqué. Mais peut être que l'Académie c'est un monde rude et difficile. Qu'est ce que j'en sais. Aucune idée de ce qu'ils foutent. C'est peut être là qu'on fabrique le gaz pour le mettre dans les tuyaux. Est ce que Dizzy doit faire ça ? Comment ils font ? Et pour la lumière ? L'électricité on m'a dit que c'était du très très petit feu – ça se tient vu que les gens crament quand on les électrocute -, mais de l'extérieur ça ressemble quand même à des fils colorés pour gamin. Y a pas encore des ampoules partout dans l'aile des vicaires alors j'en sais vraiment peu. Enfin j'ai jamais eu autant de pensées scientifiques à la fois de toute ma vie.

A ce moment là, le type en train de galérer au colin maillard vient s'écraser comme une merde à deux centimètres de Dizzy. Elle a pas apprécié. Moi non plus. Je me suis levé pour être prêt à fuir. A ce moment là j'ai compris qu'elle appréciait aussi peu l'agitation que moi et ça m'a fait plaisir d'être un peu moins seul dans ce grand univers glacé.

- Faudrait se planquer ailleurs, mais on sera tranquille nul part... et puis faut surtout éviter les jeux. Les gens qui s'occupent de ça se baladent tous à coté du buffet, je les ai repéré.

Les jeux de mariage. Le pot de chambre, la jarretière, tout ça. Ils ne m'auront pas. C'est beaucoup trop gênant. Il y a les danses aussi. Personne n'a réussi à me faire participer à ces merdes depuis que je suis adulte. Mais... qu'est ce que je vois dans les mains du gosse là bas ? Oh non. Non non non non.

- Ils ont des pétards.

J'ai dit ça sur le même ton que « ils ont la peste bubonique ». J'ai peur des pétards. Enfin, pas de l'objet. Les détonations. J'ai sensiblement le même problème avec les feux d'artifice et les tirs à blanc au théâtre (ce qui m'a fait avoir quelques crises de paranoïa en public assez gênantes). J'arrive pas à me convaincre que c'est « pour rire ». Je ne vois pas ce qu'une explosion a de drôle. Ou un coup de fusil. C'est drôle une balle dans la jambe ? Je ne crois pas. Je recule du coté du tas de compost, dernier refuge sûr.

Quand le type avec les yeux bandés s’en va, ma crise de tétanie disparait lentement. Par contre, le tube de désinfectant refait son apparition. Je m’en pulvérise un peu partout et j’en étale généreusement partout où ma peau est nue. Ça fait pas beaucoup d’endroits, mais quand même. Il ne m’a pas touchée, mais j’ai senti l’air remuer quand il est tombé… on ne sait jamais… un germe ça peut peut-être sauter, comme une puce ou un pou… je frémis de dégoût quand cette pensée effleure mon esprit… C’est vrai quoi, imagine ça prolifère, ça se reproduit, ça s’installe partout… mon cerveau est important pour toute l’humanité, je ne peux pas me permettre de le mettre en danger. En plus, quand je suis malade, je suis obligée de garder le lit… c’est une perte de temps inadmissible… j’ai des choses à inventer moi, un travail important, vital même… Enfin, ça le sera un jour, mais peu importe ça revient au même !

Je hoche la tête quand il parle de changer d’endroit, de se mettre quelque part de plus sûr… mais je suis distraire par son ton de désespoir quand il parle des pétards. Je ne suis pas douée pour décrypter le langage corporel des gens, loin de là… mais là c’était tellement visible que même moi je m’en suis rendue compte. Par contre… je m’en fiche. C’est peut-être pour ça d’ailleurs que je ne remarque pas comment les gens se sentent où leurs tentatives de langage subliminal… parce que je m’en tape. Possible… ça serait intéressant de creuser… Je lui adresse un regard pensif en me demandant s’il existe des trucs capables de faire des statistiques sur les réactions du cerveau humain quand on le conditionne… puis je secoue la tête. Pas mon domaine. C’est de la médecine ça, et j’ai pas le droit de m’y intéresser. C’est Père qui l’a dit.

Et puis un pétard explose à quelques mètres de nous.

J’aurais pu lever les yeux vers Izei pour voir sa réaction, j’aurais peut-être même dû le faire, pour la science… mais à la place, je me suis tournée vers la source du bruit en jetant sur les enfants un regard désapprobateur. L’un d’eux le remarque et me fixe d’un air de défi en allumant une autre mèche et en la jetant près de la précédente. Quand ça pète, je lève les yeux au ciel.

- Quitte à faire du bruit autant faire une vraie explosion, non ? Vous êtes pitoyables avec vos petits « paf paf ».

Les gamins ont l’air surpris que je leur parle… je suppose que c’est logique. Mais ils ont piqué mon intérêt. Je me lève en disant à Izei que je reviens, et je les rejoins.

- Alors, qu’est ce que vous avez là ? – T’approche pas de moi t’as les mains sales – Bien, avec ça on peut faire un beau bruit… - Lâche ma robe – il va falloir trouver une souche creuse – Recule, ta bouche pue – vous avez ça quelque part ? – Me touche pas – Voilà, parfait.

J’enroule tous leurs pétards avec une ficelle, j’enfonce le tout avec pile le bon angle, je rallonge la mèche principale, je l’allume, je recule avec les gosses et PAF, ça explose, envoyant des miettes de souche pourrie dans tous les sens comme un feu d’artifice boisé.

Une fois que c’est fait, je rejoins Izei en me désinfectant la robe, là où j’ai senti des petites mains de crasseux passer. Je le cherche des yeux au milieu de cette foule et je sens ma gorge se serrer. Trop de monde… beurk… je veux sortir d’ici…

Il ne se passe rien de fou quand le pétard explose. Je me mets à trembler et j'ai la paupière gauche qui tique. Je me mets à chercher du regard un éventuel tireur, c'est plus fort que moi. Je sais qu'il n'y en a aucun. En fait, les armes à feu ça coûte cher et c'est compliqué à se procurer pour le commun des mortels. Les munitions, surtout. Mais il suffit d'une fois à se faire tirer comme un lapin pour retenir l'expérience. Je calcule à peine que Dizzy s'en va.

J'aurais dû. L'explosion de la bûche a failli me tuer d'un arrêt cardiaque. Je n'ai pas compris ce que ma petite nièce était en train de foutre. En fait je croyais qu'elle neutralisait gentiment les pétards pour me faire plaisir. C'était une erreur. J'ai failli me mettre à pleurer. C'est très fatigant d'être aussi stressé. Ça me fait mal. Je me lève. Il faut que je décharge toute cette adrénaline.

Je me dirige vers Dizzy, et je lui mets une énorme gifle. Elle a une ossature délicate, un peu pointue, je me fais mal sur sa pommette parce que j'ai la main trop grande pour son visage. Personne n'est choqué dans les environs. En fait, si je voulais vraiment faire couleur locale il faudrait que je lui bourre le ventre de coups de pied ou un truc comme ça. On sait faire l'éducation des jeunes dans le coin.

- NON MAIS CA VA PAS DE FAIRE UNE BOMBE ARTISANALE ?!

Pendant quelques secondes, je résiste à la très forte pulsion de l'étrangler. J'ai une large cicatrice de brûlure sur le haut de la cuisse, l'aine et le scrotum à cause d'une connerie de ce genre. Il y avait du goudron dedans. Du goudron en feu. Ça colle. Bon tant pis je vais l'étrangler un peu. Je ne peux pas faire autrement.
Elle ne résiste pas. Je réussis facilement à avoir une bonne prise, en la renversant sur la table pour appuyer de tout mon poids sur sa trachée, les coudes bien bloqués, les épaules alignées. Je ne veux pas réellement tuer ma petite nièce, j'aimerais seulement qu'on arrête de me balancer des armes létales à la figure. Juste un tout petit peu de contrôle.

Bon, certes, dans le coin les gens ont autant de moralité qu'un chat, mais un assassinat brutal ça va quand même un peu loin. Je sens qu'on me tire en arrière. C'est difficile. Physiquement je me tiens mieux qu'un tas d'alcooliques trop nourris, surtout quand j'ai tout le système nerveux branché sur secteur. Mais finalement on arrive à me desceller de Dizzy avant que je la tue. Elle est quand même un peu bleue à la fin. Je m'écroule sur une chaise en tremblant fort.

Oui ben moi aussi je « m’écroule sur une chaise » d’abord. Et c’est quand même vachement plus justifié d’ailleurs. Un malade mental de haut vol vient de me frapper sans raison, et d’essayer de m’étrangler !

Je reprends difficilement mon souffle, la respiration sifflante et la gorge douloureuse. J’ouvre la bouche pour parler, mais une femme met sa main poisseuse sur mes lèvres en me disant de ne pas parler. Elle dit que si ça se trouve j’ai même perdu la voix pour quelques heures et que je vais avoir une belle marque sur la gorge. Je grimace et je ferme les yeux un instant. J’ai la tête qui tourne et j’ai l’impression d’être un poisson hors de l’eau. J’avale de l’air comme si j’avais couru pendant des heures, mais ça ne suffit pas à satisfaire mon corps. C’est très désagréable comme sensation… très très désagréable.

Je me réveille deux heures plus tard. Je décide de ne pas ouvrir les yeux tout de suite, mais j’entends les bruits de la fête qui continue au loin, un pu étouffés. On a dû me transporter dans une chambre parce que je sens que je suis allongée sur un truc mou et presque confortable. J’ai mal à la gorge et respirer me brûle de l’intérieur, je sens la douleur dans ma joue qui pulse et qui chauffe et un écho, plus petit mais plus lancinant, sur ma lèvre inférieure, du côté où j’ai pris la gifle.

Je pourrais m’appesantir sur le fait que c’est la première fois de toute ma vie qu’on me traite de cette manière, qu’on me frappe ou qu’on me fait du mal volontairement… je le ferais sans doutes si j’avais un fil de pensée qui fonctionnait avec une logique plus « normale »… mais là, la seule question qui me tourne dans la tête c’est « Est-ce que mon cerveau est intact ? ». J’ai lu quelque part, que si on prive un cerveau d’oxygène trop longtemps, la personne peut perdre certaines de ses facultés. Ça peut aller de soucis de mémoire à la perte de la parole par exemple, mais ça peut être encore pire ! Imagine cet idiot a endommagé mon cerveau ?! Si c’est le cas, prieur ou pas, ce monstre de violence devra être arrêté pour « crime contre l’humanité » !

Je soulève précautionneusement mes paupières… bon… y’en a une qui ne s’ouvre pas autant que l’autre, mais ça va. Je vois. Et ce que je vois ne me rassure pas le moins du monde. J’oublie un instant la douleur, mon cerveau, les yeux d’Izei et mon Grille-Pain-Sans-Les-Mains.

- M… Mais… ?!

Tout se met à tourner autour de moi et je me sens partir. J’en ai envie d’ailleurs… sombrer dans l’inconscience pour ne plus faire face à l’horrible réalité qui s’offre à mon regard :
- Les murs sont d’une saleté repoussante,
- le sol est jonché de traces de pas boueux, de paille, de substances non identifiables,
- les draps sur et sous lesquels je repose ne sont plus blancs depuis des décennies et sont couverts de tâches,
- la fumée qui s’échappe de la cheminée est âcre et n’est pas assez bien tirée…

Je me redresse d’un bond en laissant échapper un petit gémissement désespéré.

Pieds nus sur le sol dégueulasse, je repère ma valise que quelqu’un a eu le surprenant bon sens de ramener jusqu’ici, je me jette dessus en fouillant frénétiquement. Du désinfectant… je pourrais en pleurer de soulagement. J’ai encore un peu la tête qui tourne et mes douleurs se sont toutes réveillées en même temps quand j’ai bondis hors du lit, mais tant pis. Je me déshabille entièrement, je m’enduis de désinfectant de la tête aux pieds, plus que généreusement, cheveux compris… Ensuite je m’habille avec les vêtements de rechange que j’avais emportés, je jette les autres au feu vu que de toute façon je ne les porterai plus jamais, j’enfile des nouveaux gants qui remontent bien haut, j’enroule mon écharpe, qui sent bon la propreté, autour de mon cou et de la moitié inférieure de mon visage… et je me sens enfin mieux.

J’ai mal à la tête. Je cherche un miroir… j’en trouve un, posé sur la cheminée. C’est là que je remarque qu’il y a plusieurs lits dans la chambre. Mouais… au moins ils ne s’entassent pas les uns sur les autres pour dormir en tas désorganisé sur le sol… c’est déjà ça…

Ça ne fait pas assez longtemps pour que les marques se voient vraiment sur ma joue, mais elle est un peu enflée et mon œil aussi. Ma lèvre a été légèrement ouverte par l’impact, et une petite croute s’est formée à l’endroit de la coupure. Rien de bien méchant, mais pas rien du tout non plus… Je baisse l’écharpe… ah ouais… là par contre les marques se voient déjà. Je ne sais pas si ma joue et mon œil vont bleuir un peu ou pas… mais ma gorge oui, clairement… elle a déjà bien commencé. Bon… Au moins ça me donnera un bon argument pour que Père ne m’oblige plus jamais à sortir de mon atelier…

Je pousse la porte en tirant ma valise, bien décidée à rentrer directement en ville et à quitter ce troupeau de fous crasseux. Je croise une vieille femme dans la pièce d’à côté. Elle me sourit et me salue d’un geste de la main amical… Du coup, je pousse un couinement bizarre, je retourne dans la chambre et je claque la porte derrière moi. Mon cœur bat tellement vite que j’ai l’impression qu’il va exploser, j’ai des battements dans la tête, je suis essoufflée et je tremble de tout mon corps…

Tu vois ? C’est là que toute la partie sur « Je pourrais m’appesantir sur le fait que c’est la première fois de toute ma vie qu’on me traite de cette manière, qu’on me frappe ou qu’on me fait du mal volontairement… » aurait été importante finalement… J’aurais peut-être pu prévoir que toute cette histoire allait finir par me mener à un point où le « coucou » d’une vieillarde édentée me terrifierait…

» Comment ça marche ? [PW Dizzy]
» Dizzy Ibihn - Rierre qui poule m'ammasse pas nousse !