Les bons comptes font les bons amis ~ MADAME Wini

Elle lui avait envoyé une simple missive, apportée par un coursier privé, évidement. Le cachet de cire jaune argenté était tamponné du sceau caractéristique d'une Princesse de la ville : les lettres T et M entremêlées dans les armoiries de la ville. A l'intérieur, un mot noté de sa propre main. Elle aurait pu le faire écrire par un subalterne mais pour l'instant tout ceci n'était qu'une affaire personnelle. Intime.

Citation :

Madame Cooper,

Il est temps que nous nous entretenions. J'ai été jusqu'ici fort occupée et me voilà enfin disponible pour vous. Je vous propose de nous rencontrer à Latifundia : j'ai entendu dire que l'air des plaines permet de garder l'esprit clair et je tiens à ce que notre entrevue se passe dans les meilleures conditions possibles. J'ai grand besoin de m'éloigner de la ville, j'espère que vous ne me tiendrez pas rigueur de cette petite fantaisie. Ci-joint l'adresse et le plan d'accès pour notre rendez-vous, ainsi qu'un passe-droit temporaire et exclusif à notre lieu de rendez-vous, pour vous éviter tout ennui lors de votre trajet. La date proposée devrait vous convenir : les affaires sont plutôt basses à ce moment là.

Pour la Ville,

Thalia Morlone, Princesse Navigatrice d'Excelsa.

Cette histoire d'air frais était inventée de toutes pièces. Thalia tenait à rencontrer Winifred Cooper en dehors de la ville. C'était capital. Elle lui avait donné un délai raisonnable pour pouvoir s'organiser : en tant que cheffe d'entreprise, Thalia savait bien qu'on ne pouvait s'absenter si facilement.

Le jour venu, la princesse navigatrice attendait la patronne de l'Octo dans une pièce aménagée en bureau, dans une ferme anonyme de Latifundia. L'intérieur était sobre, sans aucune décoration. Seuls les meubles étaient imposants : le contraste entre les matériaux et le reste de la pièce donnait un cachet particulier à l'endroit. Un grand bureau trônait au centre, deux grandes armoires à tiroirs se tenaient derrière. Ces tiroirs regorgeaient de papiers que Thalia avait accumulé depuis plusieurs années...

La princesse s'était habillée très sobrement, pantalon sombre et chemise blanche. Pour les affaires pratiques comme celles-ci, la dame d'ébène préférait laisser de côté les grandes robes. Elle ne s'était pas maquillée. Elle voulait se montrer accessible. Sympathique. Humaine. Winifred Cooper serait peut-être surprise car Thalia s'était toujours montrée digne de son rang lors de ses apparitions publiques.

Devant la porte du bureau, sa garde personnelle : des prieurs. La Princesse Navigatrice n'aimait pas se reposer sur eux, Otton avait souvent insisté pour qu'elle daigne utiliser ce service de protection lié à sa fonction. Ce jour là elle n'avait pas hésité, c'était tellement tentant de préparer un mauvais coup contre elle alors qu'elle était si loin de la protection de la ville...

Lorsque Winifred franchit le seuil de la pièce, les prieurs hésitèrent quelques instants. Devaient-ils rester ? Thalia leur fit un petit geste de la main.

« Les intérêts de chacun résident dans la coopération. Je pense que ça ira, restez devant la porte. »

En guise de salut, Thalia tourna le dos à son invitée et ouvrit une bouteille d'alcool fort posée sur l'une des commodes. Elle en versa une dose généreuse dans deux verres et se retourna vers Winifred.

« Ma cave personnelle. Dix ans d'âge. Qu'en dites vous, voulez-vous goûter ? »

C'était pas tous les jours que quelqu'un venait toquer à la porte de L'Octo avant de pousser la grosse porte de bois. Mais là, c'était arrivé. Un mec frêle mais bien habillé était rentré, non pas timidement mais presque, et s'était approché du comptoir pour apporter une jolie missive sérieuse. Sérieuse, parce qu'un sceau de cire pareil, c'était pas le voisin d'à côté qui l'envoyait.
Winifred n'était pas en bas ce matin là, c'était Rivière qui avait intercepté le courrier. Elle n'avait pas voulu s'en saisir et avait appelé la tenancière du bas de l'escalier qui menait au premier étage pour qu'elle vienne elle même récupérer cette lettre.
La Mama râla un peu de devoir se coltiner une fois de plus les escaliers alors qu'elle était occupée à faire un brin de ménage à l'étage mais lorsqu'elle vit la couleur du sceau, elle esquissa son plus large sourire au pigeon voyageur humain et l'attrapa d'une main ferme.

L'homme déguerpi, Winifred remercia Rivière et alla se mettre à une table du bar vide (ce n'est pas encore l'heure d'ouverture) pour ouvrir ladite lettre.

Citation :

Madame Cooper,

Il est temps que nous nous entretenions. J'ai été jusqu'ici fort occupée et me voilà enfin disponible pour vous. Je vous propose de nous rencontrer à Latifundia : j'ai entendu dire que l'air des plaines permet de garder l'esprit clair et je tiens à ce que notre entrevue se passe dans les meilleures conditions possibles. J'ai grand besoin de m'éloigner de la ville, j'espère que vous ne me tiendrez pas rigueur de cette petite fantaisie. Ci-joint l'adresse et le plan d'accès pour notre rendez-vous, ainsi qu'un passe-droit temporaire et exclusif à notre lieu de rendez-vous, pour vous éviter tout ennui lors de votre trajet. La date proposée devrait vous convenir : les affaires sont plutôt basses à ce moment là.
Pour la Ville,

Thalia Morlone, Princesse Navigatrice d'Excelsa.

Tu parles d'une disponibilité rien que pour elle, Winifred n'avait pas très envie de cet entretien particulier, c'était un coup à se foutre dans la merde ça. Si ça se trouve, elle était même accompagnée de d'autres gens influents et ça allait partir en couille, parce qu'elle pourrait leur mettre la pression, ils ne viendraient plus à L'Octo et bonjour la gueule des affaires après ! Bon du coup, si, il fallait y aller, fallait en discuter de tout ce petit trafic totalement presque légal. Si Thalia était du côté de Winifred, elle serait tranquille pour quelques temps et la tenancière avait tous les arguments pour.

Elle avait eu quelques jours pour s'organiser et c'était pas plus mal parce que pour faire tourner un truc pareil, fallait s'y prendre à l'avance. Mais son beau petit personnel était rôdé à la tâche depuis toutes ces années et savait comment faire lorsque Winifred voulait s'absenter. D'ailleurs, c'était souvent elle qui avait peur de partir et non pas ses employés de gérer L'Octo.

C'était à Latifundia qu'elle avait été « convoquée » parce que oui, quand une Princesse te demande de venir discuter avec elle, c'est une convocation à laquelle tu peux pas dire « désolée, j'ai du pinard à vendre aujourd'hui ». Nan, t'y vas et c'est tout.

La dernière fois que Wini s'était rendue à Latifundia c'était pour aller acheter quelques légumes à un ami producteur maraîcher et ça avait mal tourné avec une Hildred et une Zaïra dans la panade qu'il avait fallu sauver in extremis. Du coup, elle connaissait la route.
La tenancière s'était arrangée avec le même voisin qui lui avait prêté une carriole la dernière fois pour s'y rendre, c'était pas si loin et ça lui ferait prendre un bol d'air.
Elle avait décidé d'amener Opthimus avec elle, pendant ce temps là, il irait chercher des légumes et l'attendrait chez le maraîcher.
Sur la route, le jeune homme posa plein de questions à Winifred, comme « tu crois qu'on devra fermer l'établissement ? » « elle va te mettre en prison ? », que des choses très rassurantes. Elle l'avait en effet tenu informé du contenu de la lettre, comme à tous ses employés. En tant que bonne patronne, elle les tenait au courant de tout ce qui les concernait de près ou de loin, et là, c'était le cas.

Elle arriva seule, après avoir déposé Opthimus, devant la cabane qui lui avait été annoncée. On pouvait pas s'y tromper, y'avait des golgoths devant. Des prieurs dont le visage de certains n'était pas inconnu à Winifred qui connaissait beaucoup de monde, vivant depuis une quarantaine d'année sur ces terres.
Elle entra quand même un brin timidement et fut accueillie par une Thalia au look pseudo décontractée. Elle n'avait pas la tenue de petite princesse habituelle, c'était plutôt chouette à voir. Mais en même temps, c'est plus facile de tabasser quelqu'un en pantalon qu'en grande robe. Méfiance !

« Ma cave personnelle. Dix ans d'âge. Qu'en dites vous, voulez-vous goûter ? »

- Bonjour à vous.

Elle regarda le verre et se tâta, d'ordinaire elle aurait poliment refusé, disant qu'elle ne buvait pas en journée, mais là elle le prit tout de même, on ne pouvait pas savoir comment allait tourner la conversation et si elle aurait besoin d'un petit remontant en cours de route.

- Merci Thalia.

Oui, elle se permettait une telle familiarité. Elle côtoyait tout le gratin et donnait à beaucoup des petits sobriquets ridicules, alors appeler la princesse par son prénom ne devait pas être totalement déplacé à côté de ce dont elle était habituée.

- Il faudra penser à venir plus souvent à L'Octo pour goûter ceux que j'importe des contrées lointaines. J'ai de belles choses également.

Elle rentra directement dans le vif du sujet ainsi, car elle savait que la convocation touchait précisément au commerce de Winifred.

Thalia n'était pas n'importe quelle princesse. Il était fort probable qu'elle ait eu vent des activités du premier étage, auquel cas, était-ce vraiment si dramatique ? Les gens y prenaient leur pied, les employés étaient consentants et bien payés, les coquelicots qui partaient en fumée, eux, étaient moyennement légaux... et puis l'alcool bah, c'était du commerce international, mais les routes étaient préalablement ouvertes et controlées par Maeva...

Les salutations de Winifred restèrent sans réponse. La Princesse Navigatrice était prête à tendre la main à la patronne de l'Octo, il y avait cependant quelques détails qui la chiffonnaient un peu... Si cela n'avait tenu qu'à elle, Thalia aurait précipité Winifred dans une cellule bien isolée, histoire d'avoir le temps de fouiner tous les recoins de son établissement et d'en analyser toutes les allées et venues. La Princesse s'était résignée à éliminer la totalité de la contrebande: après tout les petits malfrats faisaient partie de l'écosystème et il fallait bien des mécréants à tabasser de temps en temps. C'était une toute autre histoire lorsque l'un des établissements les plus influents avait un transfert de marchandises plus que suspect. La tolérance de Thalia Morlone avait des limites.

La familiarité de Winifred faillit faire perdre ses moyens à la Princesse. La célèbre Mama était en tort, elle cachait quelque chose et elle osait parler avec autant de désinvolture ? C'était un comble. Thalia avala une grosse gorgée de son verre pour faire passer la pilule. Les gens n'étaient pas aussi malléables que les lignes de comptes, Thalia devait refréner ses exigences si elle voulait tirer des bénéfices de cette rencontre.

« Il est vrai que je ne sors pas beaucoup. Je devrais peut-être changer cette habitude car la qualité de vos alcools doit être l'une des raisons du succès de votre établissement. A moins que cela ne soit autre chose ? »

La dame d'ébène s'assit derrière son bureau tout en invitant son interlocutrice à s'installer dans l'une des deux confortables chaises face à elle. Pour l'instant Thalia souhaitait mettre de la distance entre elles: le rempart du bureau faisait parfaitement l'affaire tout en ajoutant une touche d'autorité formelle.

Redoutant d'avoir pris un mauvais départ, la Princesse Navigatrice leva le voile sur ses motivations d'un ton calme.

« Ne vous méprenez pas, vous n'êtes pas ici pour un procès. Voyez-vous, depuis l’élection du dernier Prince les choses commencent à changer et je pense qu'il faut savoir... protéger ses intérêts. De nouveaux décrets vont bientôt voir le jour, madame Cooper. Certains de ces décrets seront rédigés par ma main. C'est parfois nécessaire pour encadrer des pratiques qui sont néfastes à l'économie de la Ville, nous avons les moyens de veiller à cela. Cependant les choses sont parfois plus subtiles qu'un simple calcul. J'ai à cœur l'intérêt des commerçants, plus nous serons forts et coordonnés et plus Excelsa le sera aussi. De femme d'affaire à femme d'affaire, quels sont vos intérêts madame Cooper ? Que seriez vous prête à faire pour les faire fructifier ? »

Durant son discours Thalia avait posé son verre et placé ses coudes sur le bureau, les mains jointes. Cette posture lui permettait de canaliser sa nervosité et de garder une apparence autoritaire. Une alliance avec Winifred lui serait très profitable, c'était capital... Il restait à découvrir la réaction de la Mama et d'agir en conséquence. La Princesse était prête.

Tout dans le positionnement purement physique de la Princesse, ainsi que son regard et son attitude laisser penser à Winifred que l'entretien n'allait pas se dérouler comme elle se l'était laissé entendre dans sa tête. Non la Princesse n'était pas faible, non elle ne l'avait pas conviée juste pour boire un petit verre, non elle ne s'était pas habillée ainsi pour se montrer décontracté, tout ceci n'était qu'illusion et Mme Cooper le comprit. Cette femme avait une certaine transparence, dans son visage, mais à la fois ses dires étaient très posés, très clairs et elle attendait visiblement beaucoup de la tenancière qui reprit un peu sa place dans ce monde. C'était ça, de fréquenter des têtes couronnées et de croire que tout le monde pouvait copiner avec tout le monde, mais c'était sans compter que ces personnes avaient pour la plupart un passif chez Winifred, ce qui n'était pas le cas de Thalia.

"Bien sûr que la qualité de mes alcools est l'une des raisons du succès de mon établissement, je ne m'emmerde pas à passer des jours sur un bateau pour aller goûter de vieilles piquettes outre mer". Ça, c'était la réflexion qu'elle s'était faite dans sa tête, mais pas celle qui sortit de sa bouche. A la place, elle s'était plutôt installée, sereine d'apparence, sur une des deux chaises proposées par la belle dame. Ben oui, elle pouvait avoir un caractère bien trempé et avoir le pouvoir de coller Winifred en prison pour quelques années, il n'empêchait que la mama buguait particulièrement sur les traits de Thalia.

Mais une fois le petit monologue fait, Winifred eu un petit rictus, très discret. Elle n'avait que faire de la politique et l'entrée au pouvoir d'Elikia n'avait pas de grand impact sur sa vie à elle ni sur celle de son commerce, ça elle le savait. Alors décret ou pas décret... En tout cas, ceux du Prince. Parce que ceux de la Princesse pourraient potentiellement avoir des effets néfastes sur son commerce.

"Dites moi quels sont vos décrets et je vous parlerait de mes intérêt" pensa t-elle à nouveau. Mais heureusement pour elle, la mama n'avait pas la langue bien pendue et ne parlait pas, trop, sans y réfléchir un peu.

- Mes intérêts sont purement financiers. Je veux faire fleurir mon commerce comme tous les marchands de ce pays, madame. L'argent est une chose dont ma famille s'est toujours démené pour avoir, ou ne pas perdre. L'argent, c'est aussi la sécurité, je ne veux pas perdre mon commerce. Je me suis construit ma réputation, elle n'est surement pas bonne aux yeux de tous, mais la clientèle de mon établissement ne cesse de croître, je réponds à la demande, et je le fais bien.

Elle but finalement une toute petite gorgée de ce liquide si bien amené et ce dernier lui réchauffa la gorge un instant.

- Je ne suis pas qu'une commerçante, j'ai aussi beaucoup de relationnel, ça, ce n'est pas inné, je pense que vous le savez. Les gens, on apprend à les connaître, à les apprivoiser, à connaître leur fonctionnement en société, avec ou sans alcool. Je sais pertinemment que je ne suis à l'abri de rien, mais rien dans mon commerce ne nuit à la santé de quiconque, ne fuit au bon fonctionnement d'Excelsa, je pense même le contraire.

Ah ben ça... lorsqu'un dignitaire étranger venait se soulager au premier étage de l'établissement, il était bien plus à même de signer de beaux petits contrats de paix avec leur belle ville d'Excelsa que Winifred chérissait par dessus tout. Mais ça, elles l'aborderaient probablement plus tard, il fallait voir comment la conversation allait tourner. En attendant, elle profitait d'avoir la parole.

- Si au début mon commerce était calculé de A à Z, à présent tout tourne convenablement, il n'y a plus à se poser de questions sur le pourquoi tu comment. J'y vis, j'y passe mes journée, je me couche et me lève heureuse, mes employés également, mon fils n'est pas en reste et mes clients sont ravis.

Puis elle croisa ses jambes et s'approcha à son tour du bureau de la Princesse, sans pour autant être invasive. Elle y posa juste ses poignets, doigts entrelacés.

- A quoi je suis prête ? A ce stade, je n'ai plus rien à faire, les affaires se fructifient toutes seules. Mais elles ne sont rien sans moi, je suis prête à garder ma vie sauve, voilà tout.

Toutes seules, toutes seules, c'était vite dit, il fallait toujours être à la recherche de nouveaux musiciens de talents, gérer toutes les livraisons, de la commande jusqu'à l'arrivée, il fallait s'assurer en permanence que tout ce qui se déroulait au premier étage restait au premier étage, tout en étant courtoise et adorable avec sa clientèle. Il fallait satisfaire tout le monde, et c'était du boulot.

Winifred Cooper savait garder le bon ton. Thalia hochait de temps en temps la tête pour signaler son appréciation. C'était tout à l'honneur de la patronne de l'Octo de savoir garder son calme dans une telle situation. Lorsqu'ils sont au pied du mur, les gens font parfois n'importe quoi. Cette femme savait garder la tête froide, ce n'était pas étonnant vu la nature et la popularité de son commerce mais c'était très agréable de le constater en temps réel. Une démonstration vaut bien plus qu'un long discours.

A en croire le discours de Winifred, les deux femmes avaient une position similaire à propos de l'argent. Le commerce de la Mama ne concurrençait pas celui de la Princesse alors cette dernière était toute disposée à l'aider. Elles avaient un point en commun: avoir su s’élever par la seule force de leur travail et de leur ingéniosité. Dommage que l'Octo soit le terrain d'une activité illégale, Winifred Cooper n'était pas parfaite.

Était-ce involontaire ou soigneusement calculé ? Voilà qu'elle mentionnait maintenant l'importance du relationnel et ce talent dont tout le monde n'avait pas la chance d'être touché... Thalia décroisa ses mains et écouta encore plus attentivement. Son manque de relation commençait à se faire sentir depuis l'élection du nouveau Prince. Jusqu'ici, les choses tournaient d'elles-même, la mécanique était bien huilée. Et on avait été obligés de remplacer un rouage. La Princesse Navigatrice devait se dépêcher de trouver les ajustements parfaits pour que tout fonctionne à nouveau aussi souplement que par le passé.

Lorsque Winifred conclut sa tirade, Thalia laissa quelques secondes de silence flotter puis interrogea son interlocutrice sur un point bien particulier:

« Votre fils... Que fait-il dans la vie ? A-t-il une part d'activité importante dans votre commerce ? »

Après avoir échangé sur ce sujet, la princesse revint à ce qui l'intéressait le plus: la négociation avec la Mama.

« Votre famille s'en est très bien sortie. C'est très honorable à eux de n'être partis de rien vous avez su faire fructifier cet héritage... Quand vous dites que votre commerce ne nuit à personne ou à la Ville, bien au contraire, qu'entendez-vous par là ? J'ai déjà quelques avis sur la question mais je suis très intéressée par votre point de vue. »

Thalia attrapa lentement son verre et le porta à ses lèvres. Elle semblait un peu moins rigide qu'au début de leur entretien...

Warwick ? Pourquoi s'intéressait-elle plus à Warwick qu'à l'un de ses employés ? Cherchait-elle à savoir à quel point l'entreprise fleurissait dans la famille et si il était possible qu'il reprenne le flambeau le jour où la Mama disparaitrait ?

- Warwick n'a pas de part importante dans le commerce non, il est marin, passe de longues semaines en mer, il travaille sur un bateau de commerce ou de pêche en fonction des besoins des clients de son chef et lorsqu'il rentre à la maison après tout ce temps les pieds sur l'eau, il vient me filer un coup de main au service. Rien de bien transcendant mais il connait bien l'établissement et se rend très utile lorsqu'il est là.

Octopus bu une gorgée de son verre avant de reprendre.

- Nous avons tous ajouté une pierre à l'édifice pour ce commerce, avec chacun notre vie et nos méthodes. L'établissement à évolué et je souhaite qu'il continue ainsi, peut-importe qui reprendra les rênes par la suite.

Mais elle tiqua aux mots de Thalia, elle était forte pour poser des questions mais jamais elle ne donnait d'explications, c'est dommage, Winifred aurait aimé avoir du donnant donnant dans cette affaire, même si c'était elle lui avait la lumière sur la face à cette heure-ci.

- Que fait mon établissement pour être à vos yeux nuisible pour la ville ? La population s'y plait, elle vient écouter des concerts en buvant un verre, mon commerce anime un quartier portuaire où il y a de nombreux ouvriers qui se font chier et qui ne retrouvent la terre qu'une fois de temps en temps. Mon commerce fait marcher l'économie portuaire, j'écoule des centaines et des centaines de litres d'alcool en tout genre, alcool que des gens ont amené là, contre paiement. Je paye des taxes là dessus et c'est ma plus grosse part du marché. Je fais travailler l'économie locale en n'achetant qu'aux producteurs environnants viande et légumes, fruits...

Si son interlocutrice semblait plus à même de discuter calmement, Winifred aimerait que la Princesse en vienne aux faits. Elles savaient toutes les deux qu'il y avait une part d'illégalité dans le commerce de la Mama, mais ce n'était pas quelques grammes d'opium qui allaient nuire à une ville.

- Que voulez vous de moi, concrètement ? Vous ne semblez pas vouloir me mettre au fond du trou, alors de quoi il en retourne ?

Winifred n'était pas particulièrement tendue, ni agacée, elle voulait juste... que la discussion avance.

Thalia était bien décidée à protéger sa place et cela, à n'importe quel prix. Questionner une mère sur son enfant était tout naturel dans cette situation. La Mama resta très formelle dans sa réponse, ce n'était pas ce que la Princesse Navigatrice attendait. Winifred Cooper était-elle plus attachée à l'argent qu'à son propre fils ? Ou savait-elle simplement mettre ses émotions de côté dans une telle situation ? Thalia finirait bien par le découvrir, d'une manière ou d'une autre...

Encore une fois, la dame d'ébène ne répondit pas tout de suite aux dernières questions de Winifred. Cette dernière en serait sans doute agacée mais Thalia se permit de repousser les limites. Elle n'avait techniquement rien à craindre de la patronne de l'Octo et celle-ci avait beaucoup de choses à gagner. Ça valait le coup de prendre un peu son mal en patience, non ?

« Concernant les bienfaits de votre commerce, je pensais à votre fameux premier étage, en réalité. Tout ce qui adoucit l'humeur des grands de ce monde est positif pour la Ville. En général. »

Thalia observa la réaction de Winifred. La croyait-elle ignorante sur les activités qui se tenaient à l'Octo ? Plusieurs grandes fortunes de la ville avaient déjà conseillé le fameux premier étage à Thalia. Alcool, sexe... La Princesse n'était pas intéressée.

« Rassurez-vous, je ne vais pas taxer les services des dames de compagnie. Quand à l'alcool, vous êtes parfaitement en règle. Il y a cependant un tout petit point qui me chiffonne... De la marchandise transite par votre établissement. De la marchandise non répertoriée. Et mes obligations envers la Ville me demandent d'être très attentive à ce genre de choses. »

La Princesse Navigatrice leva son verre pour en avaler la dernière gorgée. Elle semblait très calme, d'humeur plutôt neutre. La promesse que tout pouvait arriver. Du point de vue de Winifred, cette apparence tranquille était peut-être angoissante...

« Évidement, cela ne serait plus un problème si nous unissons nos forces. Vous avez beaucoup d'atouts madame Cooper. Et moi j'ai... un siège à la Maison des Navigateurs. C'est probablement utile pour une femme de votre envergure, qu'en pensez-vous ? »

Winifred ricana intérieurement à certaines paroles de la Princesse qui se permettait de poser beaucoup de questions et qui n'était pas fichue de répondre aux siennes. La jolie brune qui semblait vouloir monter un accord devrait se rendre plus... devrait répondre également aux questions de Mme Cooper. La communication c'est la base d'un monde et quand ça ne fonctionne que dans un sens, ça n'en a pas réellement, de sens. Elle l'écouta, l'écouta, réagit intérieurement, ricana encore, surtout lorsqu'elle parla des dames de compagnie et écouta à nouveaux. C'était bien ça, elle en était venue à lui parler d'un siège.

Cette femme était décidément bien étrange. Elle convoque Wini, elle ne lui dit pas franchement bonjour, elle l'agresse à moitié de ses paroles autour du commerce Excelsien alors qu'elle même n'est pas hyper présente dans les rues pour la population, elle joue les princesses, mais ça, ça peut se justifier, elle tente de poser des questions sur sa famille, lui parle de son premier étage qui n'a visiblement pas de secrets pour elle alors qu'il y a une part d'illégalité et... elle lui propose un siège.

Ce qui venait de faire rire Winifred quelques secondes plus tôt s'estompa dans son esprit et elle se redressa sur son siège.

- C'EST positif pour la ville. Il n'y a pas de "en général" qui tienne ici. Ce qui transite par mon établissement représente une infime partie de mon commerce, madame, un pourcentage plus que ridicule, prenez des taxes dessus, je vous en prie. Si il y a de la demande, je fais de l'offre. Ce ne sont pas les petits marins du port qui usent de ce commerce... Ce que vous pourriez trouver de pas positif, c'est que vous n'en tirez pas partie.

Mais elle n'avait pas trop envie de rentrer dans le débat, de balancer du "oh mais y'a que les richous de ce monde qui fument de l'opium" parce que ça n'avait aucun intérêt en fait. A la limite, elle regretta d'être entrée dans le jeu de Thalia, mais elle n'allait pas se laisser marcher sur les pieds, Princesse ou pas. Là, Winifred se plaçait en tant que commerçante et voyait également Thalia comme une commerçante.

- Et vous êtes bien aimable, en ce qui concerne mes dames de compagnie, mais je suis au regret de vous informer que le temps où seules les femmes vendaient leur corps est révolu chez moi depuis belle lurette, voire... cela n'a jamais été le cas. Nous avons aussi des hommes, et des personnes qui ne souhaitent être mises dans des cases. Il n'y a que des personnes qui sont libres de choisir de se définir ou non.

La mama posa son verre sur le bureau, elle n'avait plus besoin de boire de gorgée, elle avait entendu ce qu'elle voulait entendre et avait cerné un peu la princesse pour la première fois (en même temps, elles ne s'étaient pas officiellement rencontrées).

- Mais je ne comprends pas. Vous passeriez sur une partie de mon commerce qui vous dérange, à condition qu'il vous profite aussi ? A travers vos paroles j'ai l'impression que cette offre de siège à la maison des navigateurs ne me profitera qu'à moi, mais qu'en tireriez-vous ? Cela n'a aucun sens.

Lorsque Winifred se rebiffa, Thalia commença par l'écouter poliment. C'était tout naturel de répliquer. La Princesse aurait préféré que son interlocutrice ait moins de répondant mais c'était un bon signe pour les missions qu'elle espérait lui confier. Il fallait que cette femme soit forte pour tenir tête aux autres, c'était un atout non négligeable. Alors elle était prête à faire quelques concessions et s'abstint d'attiser l'adversité.

Durant la petite mise au point sur la diversité des corps disponibles à l'Octo, Thalia ne put s'empêcher d'afficher une moue interrogatrice : elle ne comprenait pas ce que ce propos faisait là. Winifred s'était-elle sentie offensée que la Princesse mentionne uniquement la gente féminine ? Elle tenait à ce que l'on parle sans erreur de son établissement ? Thalia n'avait cure de la bienveillance et de la justesse à apporter dans des propos désignant des individus. Elle faisait bon nombre de raccourcis par souci pragmatique, si quiconque se sentait lésé et bien... Son sentiment ne lui ferait pas gagner plus d'argent !

Il était heureux que l'Octo dispose d'une diversité d'employés, consentants en plus, mais Thalia ne jugea pas bon de le préciser à Wini. Inutile de revenir là-dessus, c'était le genre de débat dont ce parvenu d'Elikia Lutyens se serait délecté. La sociologie, le bien-être des citoyens...

Pff.

« Je vais donc me montrer plus explicite. C'est nécessaire pour tout bon contrat qui se respecte, après tout. Je pense sincèrement qu'une alliance peut nous être très bénéfique à toutes les deux. Je vous le dis sans détour : j'ai besoin d'une personne à l'intérieur. J'ai besoin de savoir qui transite ou tente d'introduire des marchandises illégales ainsi que des activités louches. La personne qui sera capable de récolter des informations à ce sujet sera protégée. Il serait stupide de faire crouler ses alliés sous les taxes... Tout travail vaut récompense.

J'ai besoin d'avoir une meilleure visibilité de ce qu'il se passe en Ville. Concernant la chaise à la Maison des Navigateurs, vous avez le profil idéal. Cela renforcerait d'autant plus notre collaboration. Je pense que cela apporterait également un nouveau souffle à l'organisation : le Président a un soutien presque unanime. Ce genre de fonctionnement est voué à l'échec sur le long terme car pour évoluer il faut du débat et des opinions divergentes, cela enrichit la réflexion et induit des actions novatrices. Heureusement, les choses sont en train de changer. »

Thalia fit une pause, songeant aux partisans qu'elle commençait à rassembler. Leur nombre augmentait lentement mais sûrement... Winifred ne serait pas seule. « Qu'en pensez-vous ? J'imagine que vous avez encore des questions. »

La Princesse Navigatrice écarta son verre vide posé entre elle et la Mama. Elle souhaitait créer de l'espace, montrer que le dialogue était ouvert sans filtre entre elles. A l'intérieur elle était impatiente et fébrile d'entendre ce que Winifred en pensait. De l'extérieur cette agitation se manifestait surtout dans son regard, beaucoup plus ouvert et éclatant.

Winifred écouta attentivement les paroles de Thalia qui étaient pour la première fois depuis le début de leur conversation on ne peut plus claires. C'était vraiment un drôle de personnage cette princesse, qui était à la fois déstabilisante, dominante, à caractère mais aussi un peu confuse et... "incernable" en fait. C'était pas facile de comprendre son fonctionnement. Si au début Wini s'était sentie un peu agressée, voilà qu'on lui proposait d'être une alliée de premier ordre ?
La mama se redressa une nouvelle fois sur sa chaise, croisa ses mains et posa ces dernières sur le bout de ses genoux.

- Si je résume : vous me proposez un siège au conseil, en échange de quoi vous fermez les yeux sur la partie... peu légale de mon établissement MAIS également en échange d'informations sur des potentiels commerces néfastes sur Excelsa ?

Mais ce n'était pas la seule chose sur laquelle elle avait tiqué, elle parlait de Malik, le président. Tout commerçant le connaissait, même bien d'autres personnes en ce monde, et son fonctionnement ne plaisait pas à tout le monde, mais il était là et Wini, elle, s'en contentait. Elle faisait bien son petit bout de chemin avec ou sans le consentement de Malik, mais elle devait avouer qu'elle avait eu bien souvent besoin de lui et de sa flotte.

- Qu'est-ce que vous entendez par... les choses sont en train de changer ? Vous convoitez la place de Malik ?

Si les deux femmes devaient être amenées à collaborer, il lui fallait bien elle aussi poser quelques questions sérieuses, et puis ce n'était pas comme si Thalia ne lui avait pas tendu une perche immennnnnse en parlant du président du conseil.

- Pour ce qui est de votre requête, m'accorderiez-vous un temps de réflexion ? Je ne suis pas du genre à prendre des décisions à la hâte, j'aime me poser et peser le pour et le contre. Bien que le fait que vous puissiez potentiellement ne pas m'embêter avec mon établissement me réjouis fortement.

Les choses étaient dites clairement des deux côtés, restait plus qu'à prendre un peu de temps pour réfléchir.

- Et... oui, non, on en discutera plus tard de ça.

La tenancière de L'Octo avait d'autres idées en tête mais ce n'était pas l'heure de les aborder. Elles auraient l'occasion de se revoir, peut être plus rapidement qu'imaginé.

Les valeurs de Thalia étaient mises à rude épreuve. La Princesse détestait l'illégalité. Toute cette marchandise sur laquelle elle n'avait aucun pouvoir... Aucun moyen de taxer, aucun moyen de faire revenir l'argent dans les caisses de la Ville. Et puis même. C'était par principe. Il y a la réglementation, point. Peut-être aussi la peur qu'un quidam fasse fortune grâce à des fonds illicites ?  Ou s'empare d'un monopole sur lequel la Ville n'aurait aucun moyen d'accès... Cela faisait frémir Thalia rien que d'y penser.

Voilà pourquoi elle n'avait pas pu accueillir chaleureusement Winifred Cooper. Cette femme était dans l'illégalité. Et même si elle ne l'avait pas été, Thalia Morlone n'était pas connue pour son ton cordial et ensoleillée. Elle était plutôt polie, pragmatique, droite. On ne se tape pas des barres avec elle.

Il fallait faire des sacrifices. La Princesse fermerait les yeux sur les activités de la Mama tant que cette dernière se montrerait utile. Thalia voyait chez elle un grand intérêt et beaucoup de potentiel. Si elle restait raisonnable cela promettait d'être une bonne collaboration.

La question de Winifred à propos de la présidence de Malick prit la Princesse au dépourvu. Elle éclata d'un grand rire étonné avec une pointe sarcastique. L'un des Prieurs de garde ouvrit brusquement la porte, la mine inquiète.

« Tout va bien votre Altesse ? »

« Oui, rien a signaler, merci. »

Le Prieur hésita encore quelques secondes, la mine décontenancée. Sur un geste de tête de Thalia, il referma enfin la porte.

« Il est impossible de cumuler à la fois la présidence de la maison des navigateurs et un siège au conseil des quatre. Si c'était possible, Malick Esanji serait en face de vous. Nul besoin d'en vouloir à son poste pour injecter un peu de nouveauté. »

L'idée de remplacer Malick par quelqu'un d'autre séduisait Thalia mais elle ne la partagea pas avec son interlocutrice. Plus tard, peut-être.

Winifred demanda un délai de réflexion. C'était tout naturel mais cela n'arrangeait pas la Princesse. Elle aurait aimé que son offre soit si alléchante que la Mama aurait eu envie de dire oui immédiatement. Malheureusement, elle savait garder la tête froide. C'était une bonne chose pour les intérêts sur le long terme mais en attendant il faudrait se montrer patiente. Thalia se resservit un verre.

« Quel délai serait raisonnable pour vous ? Comprenez-vous, mon offre ne peut rester en suspens indéfiniment. Toutefois j'apprécie votre état d'esprit, c'est pour cela que je vous ai contacté alors je pourrais attendre un peu... Vous sembliez vouloir ajouter quelque chose tout à l'heure ? Vous pourriez m'en parler avec un deuxième verre ? »

Winifred aurait aimé comprendre de quoi Thalia voulait parler précisément en ce qui concernait Malik, mais visiblement, ce n'était pas au programme de la Princesse qui s'attelait à la fois à rassurer le Prieur inquiet d'un éclat de rire et à vouloir faire picoler la patronne de L'Octo.

- Quel délai serait raisonnable ? Je ne sais pas, je ne m'imaginais pas répondre en nombre de jours et d'heures précises, c'était un peu... au ressenti. Me laisser un temps de réflexion quoi. Si ça se trouve ça peut être ce soir comme dans une semaine. C'est pas comme si j'avais pas d'autres choses à penser, dit-elle en baissant un peu la voix. C'était pas méchant, c'était juste... qu'elle avait effectivement d'autres choses à penser. Mais en même temps...

Là, elle savait bien qu'il fallait pas tarder à répondre à Thalia, c'était un coup à se faire bêtement taxer. "Oh bah ma grande, fallait répondre avant, du coup je te taxes d'ici ta réponse". Non, elle ferait pas ça comme ça, elle exigerait une réponse plus rapidement. Et qu'est-ce qu'il en serait, si Winifred refusait les offres de La Princesse ? Elle dirait quoi ? Genre "je te boudes, tu vas payer tes taxes et arrêter avec tes coquelicots ?" ou bien "désolée Mme Cooper, on va vous faire exécuter, vous en savez trop à présent" ? Non plus, elle savait rien, à part que la Princesse voulait des espions intégrés aux commerçants. Boarf.

La mama haussa les épaules, plongée dans sa précédente réflexion avant de réaliser qu'un regard soutenu la fixait.

- Hein ? Oh, ah, euh, non merci, d'ordinaire je ne bois pas en journée, je vais éviter d'enchaîner sur un second. Et... et j'ai oublié ce à quoi je pensais juste avant. Pouf, sorti de la tête.

Ça arrivait, ça, avec l'âge. On pense à quelque chose, on en fait une autre et bam, on oublie la première. Mais il y a aussi ce moment où tu vas dans une pièce avec un objectif précis et au final tu fais autre chose parce que ça t'es tombé dessus par hasard.

- Dans la semaine, je vous envoie un courrier dans la semaine, ça vous va ? En attendant, vous voudriez bien me redéfinir EXACTEMENT en quoi consiste le poste de l'heureux détenteur de ce siège au conseil ? A quoi VOUS, vous vous attendez ?

Thalia Morlone faillit demander à Winifred quelle était la part de ressenti dans sa gestion des finances de son établissement. Pouvait-on faire confiance à quelqu'un qui parlait de ressenti ? La Princesse Navigatrice aimait les faits, l'engagement, la précision. Le ressenti, c'était bon pour les artistes... Elle ne portait pas leur travail dans son cœur mais il fallait avouer qu'ils avaient beaucoup d'influence. Thalia Morlone ne comptait plus le nombre de fortunes de la Maison des Navigateurs qui avaient pris des artistes sous leur aile. Elle était l'une des rares à ne pas l'avoir fait. La récente nomination du parvenu n’adoucissait pas son indifférence à propos de l'art. Mais peut-être devrait-elle commencer à faire la charité à ces artistes, ces enfants qui refusent de grandir ? Finalement le rendez-vous avec Winifred Cooper s'avérait bien fertile en idées...

« Si vous acceptez mon offre, votre position vous donnera bon nombre de choses à penser, Madame Cooper. »

Lorsque la Mama esquiva sa question, le visage de Thalia se barra d'une ligne de sourcils froncés. Avait-elle vraiment oublié ? Était-ce de la comédie ? Le sens du bluff était une très bonne qualité dans les affaires, la Princesse ne pouvait le nier. L'Octopus ne se laissait pas faire. La Princesse courait-elle au devant de gros ennuis ? On ne pouvait jamais vraiment maîtriser les gens, c'était un risque à prendre. Calculer la balance entre les coûts, les profits et les risques. Hum.

« La semaine, c'est parfait. J'attendrais votre coursier de pied ferme. »

Thalia fit cliqueter ses ongles contre son verre. Son interlocutrice avait refusé une seconde tournée, tandis que son verre à elle attendait d'être siroté. La Princesse se fichait bien de passer pour une alcoolique. Si Winifred pensait voir des failles imaginaires chez Thalia, c'était parfait...

« Votre question comporte deux points d'entrée. Un membre du conseil des Navigateurs participe à de nombreuses décisions... Ils sont mes référents quant aux taxes et impôts... Nous avons l’œil sur la flotte et la gestion des marchandises... Ah bien sûr, nous avons la fameuse milice! » Sourire carnassier. « La Maison est également responsable du bon fonctionnement des comptoirs dans les villes alliés... Ayez une bonne place au Conseil et vous pourrez tirer votre épingle du jeu. Beaucoup d'informations circulent autour de cette table. Quiconque sait en faire bon usage... Vous voyez ce que je veux dire ?

Et pour ma part je m'attends à une partenaire loyale. Il y a des choses que vous serez capable de voir, je veux que vous me les rapportiez. Tout ce qui pourrait être utile pour renforcer l'économie de la Ville et tout ce qui semble dangereux pour l'équilibre du conseil des Quatre. Je souhaite connaître votre point de vue sur les relations de pouvoir à Excelsa. Des secrets que vous auriez pu entendre. La portée de votre regard s'étend à des sphères dont je n'ai qu'une connaissance superficielle. Tout patron se doit d'avoir trois coups d'avance sur la concurrence. Je vous donnerais les avantages légaux, vous avez les avantages relationnels. Nous pouvons sincèrement nous entraider. Cela vous semble-t-il juste ? »

Winifred n'avait pas à se plaindre de son statut actuel, elle était la tenancière de L'Octo qui faisait "fortune" depuis bien des années, déjà lorsque son père tenait l'établissement avant elle. Mais Wini avait la fibre commerciale et avait fait de ce lieu ce qu'il était à présent, un bar de prestige et plus si affinités. Le rez-de-chaussée fonctionnait très bien, grace entre autre à la qualité des produits qui étaient proposés mais aussi parce que c'était souvent animé de quelques concerts et musiciens variés. Les produits, elle les faisait venir de contrées lointaines, voire très lointaines. C'était ça d'avoir un frère et un fils qui bossent dans la marine, et encore, la moitié de ses clients également, et des fois ils se sentaient redevables d'une chose ou d'une autre et ils aidaient volontiers la tenancière.

Mais les projets de Winifred étaient plus grands que ça et elle devait toujours avoir un petit entretien avec la sacré Maeva...

Bref, les employés de la mama assuraient leur travail avec un sourire étincelant, peu importe la situation et les lieux étaient propres et conviviaux.
Toutefois, malgré tout ce joli petit fonctionnement des lieux et ses petites magouilles qui roulaient bien, Winifred en voulait plus. C'était surtout de sécurité dont elle avait besoin et jouer jusqu'ici les autonomes, c'était peut être résolu. Cela ne choquerait personne qu'elle ait un siège au conseil, c'était presque mérité, d'un point de vue « économie locale » car elle était à présent une figure d'Excelsa, à son échelle, certes, mais quand même. Et puis, comme Thalia lui avait précisé, il y avait pas mal d'avantages à ça. Déjà pour son titre, hein, ça allait la faire connaître encore plus qu'actuellement, puis elle pourra avoir un regard plus approfondi sur la question de l'import/export au port. Ça fait beaucoup de « port » tout ça. Et ça, c'était important. Bon, c'était pas impossible qu'il soit dans ses ambitions d'en profiter un peu, hein, mais si c'est pas le but en même temps...
La Princesse navigatrice savait pertinemment que Winifred ne dirait pas oui juste pour balancer généreusement tous les autres magouilleurs commerciaux, nan, si elle le faisait c'était pour protéger ses arrières (parce qu'avoir une autre tête couronnée à ses côtés c'était pas mal) et puis elle aurait une superbe vue sur le monde qui l'entoure.

Winifred radotait dans sa tête en pensant à tout ça, tout en écoutant attentivement les paroles de la Princesse. Elle se retint toutefois de lui lâcher un bon gros « tous les secrets ne sont pas bons à entendre » mais ça, pareil, tout le monde le savait déjà, pour le coup, c'était pas un secret.

Elle acquiesça, entendant les attentes de Thalia. Elle ne souhaita pas répondre à sa dernière question directement.

- Je vous dis ce que j'en pense dans la semaine. Puis elle épousseta un peu sa tenue avant de se lever lentement de son assise. Autre chose ? La mama avait ses deux mains posées sur la table, elle était légèrement penchée, prête à écouter à nouveau Thalia tout en lui faisant comprendre que son séant allait se liquéfier sur place si elles n'en restaient pas là. Et puis, elle s'était engagée à lui répondre dans la semaine, rien dans l'immédiat.

- Si d'ici là j'ai d'autres questions, je vous les ferait parvenir.

Winifred Cooper avait ce talent de filer comme une anguille en dépit de sa stature imposante et sa large poitrine. Certes, elle n'était pas littéralement en train de se faufiler entre les barreaux d'une cellule mais c'était tout comme. La tenancière de l'Octo n'avait pas répondu à la dernière question de la Princesse Navigatrice. Le front de cette dernière se barra d'un pli soucieux. Cette collaboration s'annonçait plus ardue que prévue. Évidement, parmi tous les patrons de la Ville, Winifred Cooper était sans doute l'une des plus fiables. Il se disait qu'elle tenait sa parole tant que l'on ne cherchait pas à l'entuber... Et tant qu'elle y trouvait aussi son compte.

« Oui. Une dernière chose. »

Thalia Morlone se leva avec raideur et se tourna vers l'une des grosses commodes pour farfouiller dans un tiroir. Le son des ducats qui s’entrechoquent résonna discrètement dans la pièce. La Princesse Navigatrice se retourna, une grosse bourse de cuir dans la main. Elle laissa quelques secondes s'écouler avant de poser l'argent sur le bureau – il y eut encore ce bruit d'argent si caractéristique – et Thalia poussa doucement la bourse en direction de Winifred. Il y en avait pour deux ans et demie de loyer d'une petite maison ouvrière là-dedans.

« Pour le dérangement. »

La princesse navigatrice reprit son verre et avala tranquillement une gorgée d'alcool. Ce petit don de ducats n'était pas prévu dans son plan. Elle en avait eu l'idée quelques minutes plus tôt. Il fallait essayer de recadrer Winifred Cooper. Si elle ne saisissait pas les enjeux de cette collaboration, Thalia se disait qu'une démonstration physique ferait l'affaire. Il était parfois nécessaire de sortir de l'abstraction pour se remettre en tête les réalités matérielles.

La Princesse avait utilisé ses propres ressources: ces ducats seraient annotés dans ses lignes de comptes personnelles comme une subvention d'investissement. Thalia Morlone espérait que cet investissement en valait la peine...

« Si vous n'avez pas d'autres questions, il est temps pour nous de retourner à nos affaires. Il me tarde de connaître votre réponse. Si vous le souhaitez l'un des Prieurs pourra vous raccompagner en ville, c'est comme vous voulez. »

La Princesse Navigatrice salua poliment et efficacement son interlocutrice, donna un coup discret sur la porte fermée et l'un des prieurs postés à l'extérieur fit irruption sur le seuil pour raccompagner Winifred vers la sortie. Thalia n'attendit pas que son invitée soit partie : elle s'était déjà remise au bureau, occupée à lire attentivement une liasse de papiers.

Winifred observa quelques secondes la bourse. Elle n'avait pas l'air petite et il était difficile de penser que Thalia avait dans son coffre de la petite monnaie. Non, ce qu'il y avait là dedans devait être conséquent. Pourquoi lui donnait-elle ça ? Pour le dérangement ? C'était pas ce que Winifred pensait. Thalia Morlone était plus intelligente que ça, elle avait quelque chose en tête mais quoi ? Voulait-elle juste prouver à la tenancière de L'Octo qu'ensemble elles pourraient faire fleurir l'économie Excelsienne ? C'est là dessus que partit Wini avant de glisser la jolie bourse dans la poche de son sac en bandoulière.

Jamais elle ne cracherait sur l'argent, qu'il soit propre ou sale, tant qu'il était au final dans ses poches et pas laissé seul sur une table fraîchement abandonnée.

-C'est très aimable de votre part..., dit-elle à propos de sa proposition d'escorte, mais c'était à double coup, elle la remerciait pour ce petit don financier.
Un court instant, Winifred se demanda qui était la plus riche des deux femmes. Les comptes de Winifred étaient très très bien portants ces derniers temps, elle avait reçu une jolie somme d'un mécène anonyme fortuné qui se plaisait à passer du temps au premier étage, mais ses affaires rapportaient également beaucoup, elle allait surement se renseigner auprès d'un banquier pour faire fructifier tout ça.

-... mais je suis venue accompagnée, l'un de mes employés devrait m'attendre un peu plus loin sur le chemin. Puis, elle n'avait pas de réelles craintes de croiser des brigands, elle connaissait bon nombre de petits filous dans les environs, surtout sur ce chemin qu'elle côtoyait et qui menait à son producteur de fruits et légumes. Ils étaient occasionnellement clients à L'Octo mais c'est surtout en leur filant une bouteille de bon petit alcool une fois de temps en temps qu'ils finissaient presque même à guetter les arrières de la mama. Les relations, que voulez-vous.

La Princesse était retournée à ses petites occupations, alors Winifred ne se laissa pas désirer et fila également en la saluant poliment.

- A bientôt, Thalia, dit-elle en passant la porte avec un sourire en coin. Cette familiarité, qui n'en était pas vraiment une, avait fait tiquer la tête couronnée à l'arrivée de la mama.

Opthimus était à portée de vue, il cherchait du regard Mme Cooper et lorsqu'il l'a vit, il agita les bras. Elle alla le rejoindre tout en jetant un dernier regard à la petite cabane, partant avec des dizaines d'interrogations en tête.